Kar Kar, l'ex-blouson noir

Kar Kar le blouson noir -un surnom qui remonte à ses 20 ans- est de nouveau sur les routes du blues. L’artiste malien revit une seconde jeunesse. Avec la sortie du film de Jacques Sarasin, dont le titre Je chanterai pour toi, rend hommage à Pierrette, son amour de toujours.

La perpétuelle renaissance de Boubacar Traoré

Kar Kar le blouson noir -un surnom qui remonte à ses 20 ans- est de nouveau sur les routes du blues. L’artiste malien revit une seconde jeunesse. Avec la sortie du film de Jacques Sarasin, dont le titre Je chanterai pour toi, rend hommage à Pierrette, son amour de toujours.

Boubacar tête d’affiche en 3D. Il n’en a peut-être pas rêvé. Mais le destin a bien voulu lui offrir ce plaisir. Un film. Un disque. Suivi d’une réédition de Mali blues, le livre que l’écrivain-voyageur Lieve Joris lui a dédié à la fin des années 90. Un vrai cadeau pour un homme, à qui la vie n’a pas toujours souri de ses plus belles dents.

L’histoire commence dans les années 50. L’Afrique brûle sous le soleil ardent des indépendances. Rien -c’est promis- ne sera plus comme avant, hurlait-on dans les rues. Au Mali, l’euphorie des premiers jours sans l’ombre d’un colon connaît son chant de ralliement à travers une poignée d’artistes inventifs et inspirés. Parmi eux, il y aura un surdoué. Un dénommé Boubacar Traoré, surnommé Kar Kar -le dribbleur en bambara- à cause de ses prouesses au foot. A l’époque, l’oiseau rêve de gloire, d’argent et de filles. Mais Kar Kar ne connaîtra pas vraiment la grande gloire des stades au sortir de l’adolescence. A la place, il connaîtra un autre succès en musique. Un succès tout aussi fulgurant que celui des as du ballon rond.

Dès ses premières notes de guitare, il devient en effet le symbole du Mali libre. S’invite dans les chaumières avec sa rock’n’roll attitude et ses blousons de cuir noir. Symbolise les espoirs d’une génération occupée à se rebeller face aux vieux démons d’une tradition conservatrice. Nous sommes alors sous le règne de Modibo Keïta. La révolution s’annonce dans les consciences. Et Kar Kar en devient son chantre, puisant dans le terroir, tout en revendiquant de multiples influences: les Chaussettes Noires, James Brown, Johnny Hallyday, Elvis Presley… Il fait swinguer ses compatriotes et roule en Vespa. Chaque matin, la radio nationale s’ouvre sur un de ses tubes, Mali twist, qui exprime sa générosité de poète. Un hymne à la reconstruction du pays. Nombre de ses compatriotes le fredonneront, avant de se mettre à la tâche, au lever du jour. Kar Kar se transforme en icône nationale. Mais il ne verra jamais le moindre kopeck de royalties finir dans ses poches. C’était avant l’avènement de la cassette dans la région. Nous sommes encore loin du miracle eighties de la sono africaine à Paris.

Fin des années 60. Le président Modibo Keïta est renversé en 68. Avec lui, s’en vont les illusions d’un temps. Avec elles, s’efface le triomphe de Kar Kar sur les ondes nationales. Certains le trouvent trop marqué par l’histoire d’un régime. D’autres s’empresseront de l’oublier pour mieux coller aux humeurs du temps qui passe. Un peu comme on fait avec les artistes kleenex de la musique business d’aujourd’hui. Après les frustrations de minot dans le sport, arrive donc le temps des premières déceptions d’adulte.

L’oiseau au regard triste mais inspiré éprouve à nouveau les joies de l’anonymat. Entre-temps, il aura connu Pierrette. A la sortie d’un concert. Pierrette, la métisse. Pierrette l’élégante, qui l’a préféré aux riches courtisans. Pierrette l’amoureuse, qui lui donnera onze enfants, dont six seulement survivront. Tristesse, quand tu nous remplis de tragique… Avec Pierrette, Kar Kar connaîtra quand même le plus immense des bonheurs. Celui de l’amour. Tout en cultivant son champs pour tenir les fins de mois en respect. Il pratique aussi la couture ou bosse en coopérative, à défaut de mieux. C’est aux côtés de Pierrette la sainte que Boubacar voit s’effondrer les promesses du socialisme, tout en plombant sa carrière.

Paysan, tailleur, fonctionnaire, Boubacar sera même vendeur sur le marché de Kayes, dans l’Ouest du Mali, sa région natale. Il exerce tous les métiers. Puis Pierrette s’en va. Une mort subite. Quarante jours après un accouchement difficile. A Bandiagara. Kar Kar alignera des mots simples pour marquer ce deuil, dont il ne se remettra jamais: «Famille et voisins disaient du mal de moi/ Mais tu m’aimais/ Mon amour, je pense à toi». Quand l’argent n’est plus, que le succès se refuse à vous, que vos êtres les plus chers disparaissent, que reste-t-il ? Sinon le chant du blues. Même si le terme semble parfois réducteur pour nommer une musique sortie tout droit des tripes et des traditions du Mali ancestral, Kar Kar revient sans cesse dans cet univers sonore marqué par l’histoire de la diaspora noire américaine.

Tant pis pour les anti-étiquettes. Kar Kar est un bluesman. Et qui dit bluesman, dit solitude. Heureusement, il y a sa guitare, avec qui il embarque vers la France, où il s’enterre vivant dans un foyer Sonacotra à la fin des années 80, après un tour de scène remarqué sur le petit écran national. Oubliant les bonheurs d’hier et les succès d’avant-hier, il y noie ses tragédies de poète écorché vif dans le bâtiment. Ouvrier sans qualif… mais bien debout sur ses deux pieds. Et tant qu’il y a de la vie, il y a de la musique, pourrait-on dire. Sa guitare continue à flatter l’oreille du mélomane averti. Et comme le sort à ses miracles -on le sait- que la raison ne connaît point, des compatriotes lui commandent de rejouer ses vieux succès en milieu communautaire. Milieu rongé par l’exil et la nostalgie. Milieu fermé par excellence, mais d’où repart sa carrière. Paradoxalement.

La ballade du poète mal-aimé prit ensuite d’autres tournures. «Kar Kar? Bien sûr que je le connais. C’est toute ma jeunesse» confie un responsable de la radio nationale. Mais alors, pourquoi l’avoir ignoré durant tout ce temps? «Parce qu’on le croyait mort. Vous savez… il y a eu tellement de folies dans notre pays que son absence de la scène n’a interpellé personne. Maintenant, c’est vrai que l’intérêt des programmateurs en Europe pour sa musique nous l’a remis en selle. A nous de ne plus faire la même bêtise. Un artiste de cette valeur ne s’oublie pas». Louange de derrière les fagots pour se racheter ou compliment de dernière minute ? Kar Kar a l’habitude maintenant. Il ne s’y laissera plus prendre, à ce petit jeu. La vanité des hommes n’a d’égal que leurs limites. Mieux: Boubacar sait que le propre du succès est de vous laisser croire que tout est permis. Mais que la roue peut à nouveau tourner. Dans le mauvais sens. Alors, il se contente de savourer son récent succès sans surenchère. Voire, avec beaucoup de modestie. Il continue aussi à composer quelques blues d’avant la retraite. Pour Pierrette, son amour de toujours. D’où ce titre du film de Jacques Sarasin, titre que reprend la B.O parue chez Marabi: Je chanterai pour toi. Un bel hommage en somme.

L'album : Je chanterai pour toi (Marabi). Avec Ali Farka Toure, Rokia Traore, Ballaké Sissoko et Madieye Niang.

Le livre : Mali Blues de Lieve Joris viens d’être rééditée dans la collection Babel (Actes Sud).