Ralph Thamar, crooner tropical

"Mes mélodies sont suavement sismiques, légèrement cycloniques et délicatement volcaniques. Il faut ajouter l’iode, le soufre, le sucre et les odeurs de vanille."

"Henri Nougaro" des tropiques ?

"Mes mélodies sont suavement sismiques, légèrement cycloniques et délicatement volcaniques. Il faut ajouter l’iode, le soufre, le sucre et les odeurs de vanille."

Belle métaphore poétique! Ainsi l’homme est île. L’œuvre de Ralph Thamar ferait donc corps avec la Martinique, son bout de terre natale… Le propos pourrait paraître prétentieux de la part de tout autre artiste. Mais chez le chanteur antillais, il pourrait bien s’agir d’un constat lucide, tant les quinze albums qui parsèment sa carrière solo évoquent ce fourre-tout parcouru par les quatre vents de l’Histoire de la musique.

A l’école de la créolité, cette école de l’éclectisme et du métissage tous azimuts, Ralph Thamar est l’un des meilleurs élèves. Depuis ses débuts, en 1966, dans un groupe de quartier de Fort-de-France jusqu’à Un Jour, son dernier opus, en passant par «l’épisode» Malavoi (1976 à 1987) et sa première aventure en solo que fut l’album Exil (1987), il nous brasse tous les idiomes caribéens en un vertigineux exercice de jonglerie: musique traditionnelle (le bel air martiniquais notamment), biguine, biguine-jazz (il a été l’élève de l’exceptionnel et regretté pianiste martiniquais, Marius Cultier) et autre mazurka des Antilles francophones, bomba porto-ricaine, calypso de Trinidad, salsa des îles hispaniques (qui, parmi les chanteurs francophones, sait mieux faire swinguer l’espagnol?), meringue de Saint-Domingue, compas-direct d’Haïti… Qu’est-ce qui a pu échapper à cet incroyable chante-à-tout? Peut-être le beat reggæ de Jamaïque (encore que le schéma rythmique de la chanson An Van Leve, dans l’album Caraïbes, s’en inspire fortement!). Certainement pas le zouk, comme en témoignent ses quelques collaborations éparses avec le groupe Kassav (voir la chanson My Doudou, par exemple) qui ne passeront certainement pas à la postérité. Trop rock probablement, pour lui. La musique créole, malgré ses bigarrures innombrables, n’a rien à voir avec le cosmopolitisme du zouk.

Ce navigateur intrépide en voc-eaux caribéennes a, il est vrai, toujours su garder son cap, guidé par quelques principes que l’on connaît peu: d’abord le refus de chanter en play-back (apprentissage jazzy oblige!); et puis, le bonhomme s’est toujours montré un inflexible défenseur des valeurs de la négritude, legs d’une jeunesse écoulée sous la férule de son tuteur, un certain Léon Gontran Damas, célèbre écrivain guyanais.

Mais le revers de la médaille de cette ouverture à tous les courants, c’est une certaine dispersion. On pense notamment à certains clins d’œil, pas forcément heureux, à la variété française, comme dans Cécile (paroles de Didier Barbelivien!) ou à certaines escapades dans des mondes trop électro-synthétiques. L’album Caraïbes en est le parfait exemple. Autant de raisons qui font penser que, malgré des succès incontestables, ce «crooner» à la voix de miel est peut-être passé à côté d’une trajectoire à la Salvador. Ralph a, quant à lui, sa vision des choses. "Henri Salvador a toujours été un frustré, sur le plan musical. Heureusement que la vie l’a gâté! Le problème, c’est que les maisons de disques françaises ne nous défendent pas bien. D’ailleurs, les musiques noires, en France, sont chantées en majeure partie par des chanteurs blancs comme Nougaro ou Lavilliers…"

Après quatorze ans de vie parisienne, il avait besoin, semble-t-il, de revenir s’installer au pays. C’est chose faite depuis 2001. Un jour, son nouveau disque, enregistré entièrement en Martinique, est celui d’un artiste qui a accordé son tempo intérieur à celui de l’île. «Quand on enregistre un album ici, avoue-t-il, on prend le temps d’aimer ses femmes, d’aller à la plage, de manger un bon blaff.» Le plus étonnant, c’est que cette atmosphère décontractée, relâchée, a concouru à produire une œuvre plus compacte, plus dense qu’auparavant. Le responsable de cette «ascèse» s’appelle Ronald Tulle, producteur éxécutif et arrangeur pour la circonstance, une des pointures de l’île. Tous les ingrédients de la famille intime de l’inoubliable interprète de La Filos’y retrouvent: bel-air (Mêt Sensi), boléro (Una Mujer), biguine-jazz (Roro), valse créole (Volcan, dédié à la catastrophe de Saint-Pierre) ou compas-direct, avec Mi Se La, magnifique hymne swinguant à la femme, écrit par Jocelyne Beroard et Thierry Fanfant, où le joli grain de voix du chanteur se fait souple et félin.

Un album plus cohérent, plus pensé également. Car la grande nouveauté d’Un jour, ce sont les quatre chansons interprétées en français. Mis à part La Marseillaise noire, jamais un disque de Ralph n’en avait contenu autant. Entre Roro (de Henri Salvador et Gérard Laviny, SVP!), Mélancolie , Un jour (seul morceau écrit dans cette langue par le grand Eugène Mona) et Si tu manges, mignonne comptine enfantine, une direction se perçoit: on reprend le fil perdu et on lorgne sur le marché français. En tout cas, Un jour confirme de manière éclatante cette place jusqu’ici occupée confusément par Ralph Thamar, celle d’un «Henri Nougaro» à la sauce tropicale plus marquée.

Ralph Thamar Un jour (Créon Music-Virgin) 2002