Strictly Marseille
Christian Mousset et Philippe Conrath sont les deux producteurs français les plus dynamiques dans le domaine des musiques du monde. Créateurs l’un comme l’autre d’un festival et d’un label discographique - Musiques Métisses et Marabi à Angoulême pour Mousset, Africolor et Cobalt en Seine-Saint-Denis pour Conrath –, ils étaient à Marseille à l’occasion du Strictly Mundial. L’occasion de faire un tour d’horizon avec chacun d’entre eux.
Deux producteurs face à leur métier
Christian Mousset et Philippe Conrath sont les deux producteurs français les plus dynamiques dans le domaine des musiques du monde. Créateurs l’un comme l’autre d’un festival et d’un label discographique - Musiques Métisses et Marabi à Angoulême pour Mousset, Africolor et Cobalt en Seine-Saint-Denis pour Conrath –, ils étaient à Marseille à l’occasion du Strictly Mundial. L’occasion de faire un tour d’horizon avec chacun d’entre eux.
RFI Musique : Que représente pour vous une telle manifestation ?
Christian Mousset : C’est un moment où l’on se retrouve entre professionnels de production de spectacles, entre directeurs de festivals. On échange des idées sur les programmations. C’est plus axé sur le spectacle vivant que sur l’industrie musicale. On est plus là pour vendre des concerts et découvrir les groupes sur scène que signer des contrats de production de disques ou de licences. Contrairement au Womex dont c’est en fait la raison d’être et où l’on ne vient que pour faire du business, c’est la raison pour laquelle il y a peu d’Anglo-Saxons ici.
Philippe Conrath : Comme Christian Mousset, je faisais partie des dix organisateurs de festivals à l’origine de cette manifestation. C’est un moyen de montrer à des professionnels qu’on ne connaît pas encore, ce que nous faisons avec mon label Cobalt et au niveau des tournées avec Africolor. Là, je vais être très concret : on essaie de finaliser une tournée cet été avec Abdoulaye Diabate et je sais qu’ici je vais pouvoir me rendre compte si c’est vraiment possible. Je sais qu’à la fin juillet, il y a cinq festivals en Europe et l’idéal est de pouvoir le programmer dans ces festivals et que cette tournée soit économiquement viable. Ce Strictly Mundial est véritablement intéressant pour moi, contrairement au Midem où je vais en tant que directeur de label et d’où je repars en ayant envie de tout arrêter. Mais on ne vois pas beaucoup de jeunes ici car il faut beaucoup de temps pour connaître ces musiques et il n’ont pas de temps à perdre avec des musiques qui rapportent si peu. C’est encore un véritable militantisme. Personne ici ne pense au jackpot comme dans d’autres musiques.
RFI Musique : Comment situez-vous votre festival à l’échelle européenne ?
C.M : Je suis un des dix membres fondateurs de ce forum qui a créé le Womex en 1991 pour les Berlin Independance Days. Maintenant, c’est devenu une grosse machine où l’on est plus de cinquante. C’est important pour moi de me retrouver dans un tel réseau pour échanger des idées, pour faire tourner des groupes que je produis. C’est moins le club de copains que c’était, ce forum est davantage devenu un espace de résistance de la diversité musicale. J’espère qu’il va s’internationaliser et s’ouvrir à des festivals américains, asiatiques et africains.
P.C : Par rapport aux autres festivals européens, notre spécificité est désormais de produire beaucoup de créations. On en a créé dernièrement entre le Malien Neba Solo et le trio iranien Chemirani. On a continué cette année avec des chasseurs maliens et des Gnawas marocains. On a des liens avec certains festivals comme les 38es Rugissants à Grenoble qui monte beaucoup de créations. Mais on est différent des gros festivals de world music qui sont, eux, des rassemblements qui programment en trois jours quarante groupes qui représentent un peu toutes les tendance du moment. On est un festival qui se déroule sur la durée dans un département, la Seine-Saint-Denis, où il y a beaucoup d’immigrés. Notre mission ici est de convaincre ces gros festivals que les artistes présentés à Africolor, dans un contexte communautaire, peuvent également être à l’affiche de gros festivals où ce public n’est pas présent.
RFI Musique : Pourquoi avoir monté votre label ?<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" />
C . M. : C’est un complément indispensable du travail réalisé par le festival de découvertes ou de redécouvertes d’artistes qui ne rentrent pas dans le créneau des majors. Quand j’ai monté Marabi, c’était la suite logique du travail effectué chez Label bleu sur le label Indigo. C’est pour soutenir des artistes que j’avais envie de faire découvrir sur scène. C’est un label très africain, ça fait partie des choses que je veux défendre et que je connais bien. Je pensais qu’il y avait un chaînon manquant entre ce que je faisais sur la scène et le disque. Mais je ne suis pas le seul à le faire : il y a Africolor et son label Cobalt, Piranha en Allemagne et d’une certaine manière le Real World de Peter Gabriel avec les Womad.
P.C. : En fait, le label Cobalt est antérieur à Africolor, il date de 1979, mais s’intéressait au rock expérimental. Le festival a été créé, lui, en 1989 lorsque j’ai arrêté le journalisme (Philippe Conrath travaillait à Libération, NDLR). Et c’est avec la guerre du Golfe en 1991, alors que je vendais plus un disque, que le festival a pris son essor. J’ai alors réorienté le label pour qu’il soit complémentaire au festival : on monte des tournées et cela permet à des artistes inconnus des majors d’exister. Par exemple, je rencontre le groupe Senge à Madagascar quasiment dans la rue. Et lorsque j’ai décidé de les produire, je leur ai dit " on va faire un disque puis une tournée afin de le vendre après les concerts" : c’est de l’économie artisanale.
RFI Musique : Quelles sont les prochaines sortie de vos labels respectifs ?
C. M. : J’ai deux sorties : une cette semaine, c’est le deuxième volet de l’enregistrement réalisé l’an passé à Kinshasa autour des figures historiques de la rumba. C’est un mélange entre les anciens et la nouvelle génération, qui maintient cette flamme. Un genre de Kinshasa Social Club, toute proportion gardée.
Et puis j’ai enregistré une chanteuse mauritanienne, Malouma, à Nouakchott qui fait un travail sur les musiques et les cultures qui se croisent en Mauritanie. Je trouve que c’est une chanteuse formidable, qui représente un espace de résistance et de création contre cette manipulation idéologique que l’on fait subir aux jeunes de tous les continents. C’est un véritable danger pour l’identité culturelle, non pas au sens du repli sur soi, mais au sens du partage avec l’autre.
P.C : Les prochaines sorties du label suivent notre ligne de création de spectacles lors des festivals Africolor. Nous sortons cette semaine un hommage à Alain Peters, présenté voici deux ans. Il y a un nouveau Senge le 15 mars, un nouveau Danyel Waro, fin avril en collaboration avec un harmoniciste de jazz d’origine réunionnaise, Olivier Kerourio, qui joue un peu comme Toots Thielemans. Olivier lui a proposé de reprendre ses vieilles chansons et est venu enregistrer à la Réunion avec un piano à queue, une contrebasse et un harmonica. Danyel Waro est resté entouré d’un rouleur et de percussions. Toutes ses chansons ont été réenregistrées dans une ambiance très jazzy, et cela va surprendre le public. Ce disque a provoqué une bataille d’Hernani dans l’île où les purs et durs du maloya ne comprenaient pas pourquoi Waro se fourvoyait dans de tels arrangements qui donnent de l’ampleur et une ouverture à son travail.
RFI Musique: Quelle est la programmation de vos prochains festivals?
C.M.: Je suis ici pour essayer de trouver les deux ou trois groupes qui me manquaient et pour me conforter dans les choix que j’avais déjà faits. J’ai découvert que les jeunes de Ba Cissoko étaient parfaitement adaptés au public d’Angoulême. Sinon les têtes d’affiche du festival qui se tiendra du 5 au 9 juin prochain sont connues : ce sont Tiken Jah Fakoly, Massilia Sound System et Zebda.
P.C. : Les créations pour Africolor 2003 sont déjà lancées. Il y en a une du guitariste algérien Camel Zekri avec le Diwan de Biskra, accompagné par Hasna el Becharia et Malouma. C’est un spectacle qui va être créé à Nouakchott en avril prochain. Il y a une création avec Jean-Philippe Rykiel que l’on a connu avec Youssou N’Dour et Salif Keita. Il va faire un travail avec des conteurs soninkés et avec l’un des meilleurs chanteurs maliens, bien que totalement méconnu, le ténor Mory Djely Kouyate, auquel on va proposer de faire un opéra acoustique. La troisième création est le duo Olivier Kerourio-Danyel Waro, qui va jouer pour la première fois à Africolor. Et je pense programmer Ba Cissoko que j’ai découvert ici, voilà à quoi sert aussi le Stricly Mundial.
RFI Musique : Que vous inspire l’affaire Papa Wemba ?
C. M. : Il ne faut pas se voiler la face. Tous les freins qui ont été mis en place à la circulation des jeunes de l’Afrique vers l’Europe ont alimenté les trafics de visas. Je pense que si on avait procuré plus facilement des visas aux jeunes artistes, on n’en serait pas arrivé là. Pour ce qui est de Papa Wemba, c’est un véritable marché ; c’est différent. Mais le problème avec les visas, c’est qu’ils empêchent la circulation des artistes du Sud vers le Nord. Cela va être un prétexte de plus pour refermer la porte, mais cette porte était entrouverte depuis bien longtemps.
P.C. : Cette affaire est vraiment énervante. Il faut savoir que ça fait des années qu’il y a des trafics de vente de visas et de passeports. Mais je ne pensais pas que Papa Wemba – qui est un ami ; j’ai été son éditeur – soit assez bête pour se mettre dans une telle affaire. L’histoire est effrayante, mais je pense que lorsqu’il a répondu au juge qu’il faisait de l’humanitaire, il en était presque convaincu. Il faut savoir que Femi Anikulapo Kuti perd son groupe à chaque fois qu’il va jouer à l’étranger et à cause de cela, il a failli arrêter la musique. Les artistes permettent ainsi à certains jeunes d’envisager la survie en intégrant les groupes et en les quittant une fois arrivés en Europe. Et moi, organisateur des festivals, qu’est-ce qui est marqué sur mon front : c’est le mot visa. Un jeune là-bas n’a qu’une idée, c’est partir pour faire vivre sa famille. Et qu’est-ce que c’est que 3000 euros ? C’est un investissement, au même titre que moi lorsque j’ai envie de produire un disque. Nous, à Africolor, on a fait venir soixante groupes maliens en quatorze ans et il n’y a pas un seul artiste qui ne soit pas revenu à Bamako. Mais lorsque je vais voir le consul, je dois lui prouver ma bonne foi. Et avec l’affaire Papa Wemba, cela va encore compliquer les choses.
Pierre René-Worms