Le solo de Trotignon
Victoire du jazz 2003 catégorie "Révélation française", Prix Django Reinhardt 2001, après la ribambelle de récompenses dont on l’a affublé, Baptiste Trotignon se devait de répliquer. Depuis quelques jours, c’est chose faite avec Solo, son nouvel album. Le premier, seul, face à son piano. Alliant virtuosité et sens aiguë de la mélodie, il délivre onze compositions. Et dessine son style.
Le piano comme une seconde peau
Victoire du jazz 2003 catégorie "Révélation française", Prix Django Reinhardt 2001, après la ribambelle de récompenses dont on l’a affublé, Baptiste Trotignon se devait de répliquer. Depuis quelques jours, c’est chose faite avec Solo, son nouvel album. Le premier, seul, face à son piano. Alliant virtuosité et sens aiguë de la mélodie, il délivre onze compositions. Et dessine son style.
La pochette de Solo révèle une information de la plus haute importance. Baptiste Trotignon a dix doigts, harmonieusement répartis entre ses deux mains. Et cet ensemble redoutable prend rapidement vie entre vos oreilles. L’album commence comme une fin de fête. Le moment où vous saluez, au loin, vos derniers convives qui s’éloignent, avec encore leurs rires aux creux de l’oreille. Le deuxième morceau Urgences vous happe. Entre une main gauche infernale de vélocité et une droite pétrie de mélodie toute simple, il ne vous reste plus qu’à vous laisser emporter.
"J’ai voulu faire des chansons, ce sont des formats assez courts. Il n’y a pas de grandes suites de piano solo comme on peut en trouver chez Jarret. Même s’il y a une part d’improvisation un peu plus débridée propre au jazz, dans ma tête, j’ai essayé que ça reste mélodique, et que cette mélodie ne parle pas seulement à ceux qui connaissent le jazz. Je tente de trouver le juste milieu entre la musique savante et les mélodies naïves. La limite entre les deux est dure à trouver. On a vite fait de tomber dans la mièvrerie. C’est cette recherche qui m’intéresse."
Cette quête prend peut être sa source dans la discothèque parentale, partagée entre musique classique et rock des années soixante-dix. A six ans, il commence l’apprentissage du violon. Mauvaise pioche ! Il arrête deux ans plus tard pour se consacrer au piano et étudier le classique. Par hasard, comme toutes les bonnes rencontres, vers quatorze ans, il écoute son premier album de jazz. Le courant passe puisqu’il court dévaliser la médiathèque de Nantes.
Pourtant, il hésite encore sur la voie à suivre. C’est finalement le nouveau venu qui aura le dernier mot. "Il y a deux choses qui m’ont attiré dans le jazz. D’une part, l’improvisation, jouer des notes qui viennent d’on ne sait trop où et deuxièmement, le côté très tribal et excitant du swing. Je faisais un pont avec ça et ce que j’écoutais à l’époque, le rock de Led Zeppelin. J’avais acheté un bouquin avec des standards de jazz arrangés. Je rajoutais des notes un peu au hasard. Ce n’est qu’ensuite que j’ai appris les règles de l’improvisation classique. C’est venu de fil en aiguille, par petites tranches. "
Rue des Lombards
Alors que la musique devient de plus en plus sérieuse pour le jeune Baptiste, le cinéaste Alain Corneau le choisit pour interpréter le rôle d’un pianiste dans son film Le nouveau monde. Cet inconnu se fait remarquer de la meilleure des façons. A l’écran, loin des simulations de ses camarades, il semble être le seul à savoir maîtriser son instrument. Pour une bonne raison. "Il y a eu une période entre dix-huit et vingt ans où je n’ai fait que ça. Je venais juste d’avoir mon piano à queue. Je vivais toujours chez mes parents et je n’avais pas encore besoin de gagner ma vie. Je bossais dix heures par jours. Je me couchais à 6h du matin et me levais à 3h de l’après-midi." Un an plus tard, à vingt et un ans, c’est décidé, il monte à Paris.
Comme Miles Davis débarquant à New York, il comprend bien vite que l’école n’est pas nécessairement le meilleur endroit pour apprendre. Inscrit au Conservatoire National de Jazz, il trouve plus excitant d’aller se confronter aux musiciens professionnels. Il écume alors la Rue des Lombards et ses clubs mythiques. En 1997, il fonde le collectif Nuits Blanches au Petit Opportun, club de jazz bien connu des Parisiens. Au bout de deux ans, Trotignon est un nom qui sonne. Il se produit avec Archie Shepp, Eric Le Lann, Stéphane Belmondo, Sylvain Boeuf... Nice, Montreux, Marciac, La Villette, lui font les yeux doux. Sideman courtisé, il fonde son propre trio avec Nicolas Clovis à la contrebasse et Tony Rabeson à la batterie. S’en suivent deux albums, Fluide puis Sightseeing, encensés par la critique.
La profession n’est pas en reste. En 2001, il reçoit un Django d’or catégorie Espoir pour un premier disque. L’académie du Jazz lui décerne ensuite le titre de Musicien de l’année avec le prix Django Reinhardt. En 2002, il décroche le grand prix de la Ville de Paris du concours international Martial Solal. Quelques mois plus tard, les Victoires du Jazz le consacre Révélation française de l’année. Autant d’honneurs qui peuvent plomber une carrière. Il n’est jamais facile de porter une pancarte avec inscrit en gras jeune talent prometteur : " Tous ces prix, je les considère comme des encouragements, nullement une fin en soi. En ce moment, je suis conscient d’être sur une pente ascendante. Avec un troisième album, tu rentres dans un système. Même si le jazz est un petit marché, tu as une image et tu représentes un attrait financier. C’est ça qui met vraiment la pression. Le plus important, c’est de ne pas perdre le fil de la musique."
Jeux de mains de vilain
Ce Solo est né simplement par envie : " Je commençais à élaborer un petit répertoire. J’ai toujours eu une admiration pour tous ces gens du répertoire classique qui ont eu un rapport charnel avec cet instrument, qui ont développé la notion de beau piano au sens piano bien joué. A la mesure de mes moyens, humblement, j’essaie d’être à la hauteur pour faire sonner ce putain d’instrument." Virtuose, mais certainement pas démonstratif, Baptiste Trotignon sait faire parler "la bête". Avec un toucher tellement fin que les passages les plus brutaux ne sonnent jamais agressifs. Mais méfiez-vous, le garçon n’est sage qu’en surface. Dans My Lane, la main gauche, inquiétante, semble courir après la droite toute sautillante. L’avant-dernier titre Rash, est une furie de trois minutes entre coups d’accélérateur et embardées délicieusement maîtrisées. Il suffit alors de se laisser apprivoiser, accepter de suivre ce petit Poucet qui disperse ses notes sans jamais se perdre.
Et Baptiste Trotignon sait où se diriger : "A une époque, j’avais dix groupes en même temps de façon suivie. J’ai décidé de réduire pour me concentrer sur ma musique. Je continue toujours ma formation en trio et avec Moutin Réunion (Louis et François Moutin à la section rythmique, Rick Margitza au saxo, ndlr). On va enregistrer un album en mai qui devrait sortir à l’automne. Ça ce sont les choses essentielles. Sideman ponctuellement, pourquoi pas." En attendant, saisissez l’occasion d’écouter l’artiste, seul, dans un cadre intime. Car à chaque écoute, on comprend mieux l’importance de cette pochette si simple. Ces deux mains forment un couple moderne. Libéré. Chacune est libre de faire ce qui lui chante pour le plus grand bonheur de l’autre. Pour le nôtre aussi.
Baptiste Trotignon Solo (Naïve 2003)