Gainsbourg, le Jamaïcain
Douze ans après s’être éteinte, la voix de Serge Gainsbourg est revenue hanter les studios de Kingston. Remixés selon d’anciens procédés jamaïcains, les deux albums reggae du chanteur-provocateur - Aux armes et caetera et Mauvaises nouvelles des étoiles - se déclinent désormais sous trois nouvelles formes : les versions chantées, les dubs et les adaptations des deejays invités à rendre hommage au précurseur du reggae français.
Réédition restaurée de deux albums historiques.
Douze ans après s’être éteinte, la voix de Serge Gainsbourg est revenue hanter les studios de Kingston. Remixés selon d’anciens procédés jamaïcains, les deux albums reggae du chanteur-provocateur - Aux armes et caetera et Mauvaises nouvelles des étoiles - se déclinent désormais sous trois nouvelles formes : les versions chantées, les dubs et les adaptations des deejays invités à rendre hommage au précurseur du reggae français.
Mais si le reggae est un esprit pour ces enfants de la génération Marley, pour le fils d’émigrés russes, ce n’est qu’une musique. Le folklore qu’elle véhicule lui inspire des mots durs: "Croire, c’est aussi fumeux que la ganja / Tire sur ton joint, pauvre rasta!", dit-il d’un ton à la fois triste et sévère dans Negusa Nagast. Quand Gainsbourg arrive à Kingston en janvier 1979, il a d’abord envie d’une expérience musicale. Les ventes de sa chanson Sea, Sex And Sun ont été excellentes l’été précédent mais il n’a aucune retenue à expliquer qu’il l’a faite "pour le blé". C’est autre chose qu’il vient chercher en Jamaïque.
Par l’intermédiaire de la maison de disques de Bob Marley, il contacte les I Threes, choristes des Wailers, ainsi que Sly Dunbar et Robbie Shakespeare. Respectivement batteur et bassiste, ces deux-là sont inséparables et leur jeu fait déjà figure de référence dans les studios jamaïcains. "Il y a une telle puissance dans cette rythmique. C'est tellement dynamique. Pourtant, si je me rappelle les angoisses de ces six jours, les interrogations... C'était six jours à 400 km/h", se souvient le chanteur.
Aux armes au top
L’accueil des musiciens est assez froid, mais tout change lorsqu’ils apprennent que celui qu’ils accompagnent est l’auteur de Je t’aime moi non plus, le seul titre de la chanson française qu’ils connaissent. En une semaine, les dix morceaux sont terminés. "Pour moi, c’est le meilleur album reggae fait par un non-Jamaïcain", lâche sans hésitation Sly Dunbar. En France, le public lui donne raison : Aux armes et caetera s’écoule à un million d’exemplaires et permet à Gainsbourg d’occuper, pour la première fois de sa carrière, la tête des hits parades.
Deux ans plus tard, il souhaite donner une suite à son aventure jamaïcaine. Entre temps, l’homme s’est transformé, il a créé son double, Gainsbarre, personnage qu’on trouve "au hasard des night clubs et des bars". Le reggae a lui aussi changé, il est devenu plus dur: Bob Marley a été emporté par un cancer et la Jamaïque compte ses morts par centaines dans la guerre que se livrent les ghettos.
Les sessions d’enregistrement pour les grosses productions ont été transférées à Nassau, aux Bahamas. C’est là, en 1981, que Gainsbourg retrouve la même équipe que celle qui avait joué avec lui à Kingston. Recrutés par Peter Tosh, l’ancien Wailers, Sly et Robbie ont pris de la valeur sur la scène internationale et ils le font comprendre à l’artiste français.
Gainsbourg revisité
Réalisé toujours avec cette diligence bien jamaïcaine, l’album Mauvaises nouvelles des étoiles ne suscite pas l’enthousiasme escompté. En cause, le choix du mixage. Assez lourd, inspiré par ce qui se pratiquait alors dans le reggae sans être complètement abouti, il tranche avec celui d’Aux armes et caetera, adapté intentionnellement aux oreilles du public français pas encore familiarisé au son brut de Kingston. Dans les deux cas, une autre direction artistique était envisageable, susceptible de donner un nouveau visage à ces disques.
C’est le défi que s’est lancé Bruno Blum. Après avoir reçu l’autorisation du producteur et de la famille de l’artiste, ce journaliste également chanteur, passionné de reggae, s’est envolé l’an dernier pour la Jamaïque avec les bandes originales des deux albums. Sa mission: reprendre en totalité les opérations de mixage en gardant la voix et en n’utilisant que les techniques analogiques et les effets de l’époque, sans rien rajouter.
Pour exécuter cette tâche, il a fait appel à Soljie Hamilton, un ingénieur du son dont le travail a fait les beaux jours du studio Channel One, dans les années 70, où Sly et Robbie passaient beaucoup de temps. Appliquer un traitement “dub style” aux titres de Gainsbourg a permis de faire ressortir certains instruments, comme ces parties de claviers imaginatives d’Ansell Collins qui avaient presque disparu derrière le son de la guitare sur Mauvaises nouvelles des étoiles.
Loin d’être dénaturés, les morceaux en sortent grandis. "Ces chansons étaient comme des dubs" avait prévenu Sly Dunbar. Dès lors, il n’y avait qu’un petit pas à franchir pour faire naître les versions dub de ces albums et respecter ainsi la tradition jamaïcaine.
Des découvertes
Dans ce genre de projet, il n’est pas rare de faire des découvertes surprenantes. En laissant tourner les bandes enregistrées à Kingston et Nassau, Bruno Blum et Soljie Hamilton sont tombés sans s’y attendre sur des inédits. Certains étaient inachevés comme Planteur Punch, un instrumental, d’autres avaient été écartés à l’image d’une variante d’Ecce Homo dans lequel l’auteur avait remplacé les couplets initiaux pour conter sa propre fin, prophétisant la crise cardiaque qui allait l’emporter.
Sur Lola rastaquouère ou Brigade des Stups, ce sont des bribes de phrases sur une piste oubliée qui resurgissent et qui ont trouvé désormais leurs places dans les versions dubs. Seule exception au principe de respect des enregistrements d’époque, Marilou reggae a été totalement rejouée, entre autres, par le batteur Leroy Horsemouth Wallace et la bassiste Flabba Holt entendus avec Burning Spear, Israel Vibration ainsi que Pierpoljak. Avant d’être peaufinée sur Aux armes et caetera, elle avait d’abord figuré sur L’Homme à tête de chou en 1976 mais n’était qu’une timide incursion dans la musique jamaïcaine qui, la même année, avait également inspiré C’est le reggae à Claude François…
Pour intégrer définitivement Gainsbourg dans l’histoire du reggae, il ne restait plus qu’à proposer ses morceaux aux deejays jamaïcains pour qu’ils se les approprient avec leur verve et leur style vocal si particuliers. Prolongeant la métaphore de Mickey maousse, Lisa Dainjah s’amuse à évoquer Minnie Pussy tandis que King Stitt, qui a joué de son physique difficile pour se faire connaître auprès de ses compatriotes, fait sien le thème de Des laids, des laids rebaptisé The Original Ugly Man.
Big Youth, très populaire à la fin des années 70 à Kingston, adapte en anglais les paroles de La Marseillaise sur Aux Armes! Un rasta qui reprend l’hymne national français, cela aurait surpris l’académicien Michel Droit qui, en 1979, avait qualifié de "débile" la "parodie scandaleuse" de Gainsbourg, pourtant basée sur le manuscrit rédigé par l'auteur, Rouget de Lisle.