Groove Maloya

Le rythme le plus authentique de l’île de la Réunion se cherche un nouveau souffle. A la rencontre du jazz notamment. Deux des principaux chantres de ce groove de l’océan Indien, Danyel Waro et Granmoun Lélé en l’occurrence, viennent ainsi de signer deux albums, où l’esprit de rencontre cache à peine leur désir de réinventer le genre.

Nouveaux sons réunionnais en perspective.

Le rythme le plus authentique de l’île de la Réunion se cherche un nouveau souffle. A la rencontre du jazz notamment. Deux des principaux chantres de ce groove de l’océan Indien, Danyel Waro et Granmoun Lélé en l’occurrence, viennent ainsi de signer deux albums, où l’esprit de rencontre cache à peine leur désir de réinventer le genre.

Normal ! Voilà ce que vous diront leurs compatriotes une fois débarqués à la Réunion. Sur cette terre d’Outre-mer français, il est des traditions auxquelles personne ne touche, sans risquer le courroux des anciens. Celle qui consiste à battre le tambour au nom de la mémoire encore vivante des champs de plantation en est forcément une. Pour tous, le maloya est une institution qu’on ne secoue pas sans risque.

En lui s’expriment les mânes de tous ces ancêtres déportés d’Afrique et morts à force de courber l’échine au service d’un maître venu d’Europe. En lui se traduit aujourd’hui l’histoire d’un peuple en devenir qui essaie de ramasser bon an mal an les morceaux rejetés en bord de mer d’une histoire faite de trous et de renoncements. La Réunion s’est construite sur une poudrière où la domination a forcé des communautés aux origines diverses à s’inventer une destinée commune. Il en est sorti ce que Danyel Waro appelle une bâtarsité, concept retors sur lequel trônent des valeurs aussi notables que celles du métissage et du respect de l’Autre.

Le maloya est né en fait de cette histoire, qui fleure bon le marronage et le génie du petit peuple. Certes, son souffle n’a pas toujours été simple à transmettre aux générations actuelles. Il eut même à subir les foudres du pouvoir colonial, pliant sous les couvre-feux et les interdictions sans fin. Parfois, il fut aussi concurrencé par un sega de salon, moins agressif aux yeux de la petite bourgeoisie locale. Mais avec le temps, et la politique aidant, il s’extirpa des champs de plantation et fit son entrée sur la grande scène des musiques du monde, sous la bannière d’un certain nombre de labels aussi bien français que réunionnais.

Les plus connus pour avoir oeuvré à la défense de cette musique en Europe sont probablement Philippe Conrath et Christian Mousset, respectivement artisans des festivals Africolor et Musiques Métisses. Le premier produit Danyel Waro sous label Cobalt. Quant au second, il collabore avec Granmoun Lélé, deux des principaux chantres du genre, pour ne pas dire les plus inspirés de tous. Le premier est connu pour ses refrains guerriers contre l'exploitation, la déculturation, le racisme, le chômage ou la mémoire bafouée. Le second est célébré avec l’ensemble de son clan pour leur fougue et leurs pulsions positives, toutes aussi rebelles dans le discours. Avec eux, les choeurs s’extasient, le kayamb s’énerve, le rouleur se démène, pikèr, triangle, congas, tambours et autres subtilités percussives nous entraînent dans la ronde à pas de 6/8. Sans jamais faiblir, ne serait-ce qu'une fois. C'est la raison pour laquelle personne à la Réunion ne trouvera déplacé qu'ils s'autorisent une petite aventure "échangiste" avec d'autres musiciens… Aventure qui contribue par la même occasion à renouveler leur patrimoine d'origine.

Sur Sominnkér, Danyel Waro tente une rencontre avec le jazz. Dialogue entre deux musiques nées en diaspora. Dialogue surtout entre Danyel et l’un de ses fervents admirateurs: Olivier Ker Ourio, harmoniciste au souffle apaisant, avec qui il tricote un son, certes un peu inhabituel, mais résolument authentique dans sa volonté de dépassement. La rage du poète réunionnais est toujours là, bien présente sur les onze titres de l’album, qui comprend quelques reprises de ses vieux succès avec de nouveaux arrangements. Le fait de dépasser ses frontières naturelles en musique ne dessert nullement son flow. L'album Sominnkér déroute les plus fans au premier abord mais finit par vous emporter dans la ronde indianocéane. Au point que le jazz en arrive parfois à se tapir dans un coin pour observer la verve du maloya qui se déploie en cadence... Sominnkér ou comment refabriquer un maloya buissonnier, en chargeant un peu plus le boutre du patrimoine musical de la région.

Certes, ce ne sera pas la première fois qu’une formation réunionnaise tente l’exercice. Mais Danyel et Olivier y arrivent avec beaucoup de génie. Et cela mérite d’être dit. Quant au vieux Granmoun, qui tente lui aussi un dialogue sur trois titres avec le doigté jazzy d’un Prof Jah Pimpin, connu pour avoir sévi dans FFF et Marquis de Sade, il profite de ce nouvel album pour renouer avec Madagascar, la terre d’où lui vient sa mère. Jaojoby, le maître incontesté du salegy malgache, est de la partie. Nicolas Moucazambo, qui joue déjà sur le Waro, y apporte son djembé. Un son digne des plus belles fêtes kabar, où la rencontre avec d'autres musiques commence déjà en terre réunionnaise même, sur le titre Ineti notamment. Un chant tamoul que le "Père-dynamite", surnom donné dans les années lorsqu’il cherchait avec quelques autres à révolutionner le maloya dit traditionnel, a revu à sa "sauce rougaï". Marie-Louise, écrit il y a vingt ans, ainsi que Namouniman, un tube en puissance, sont remis en piste avec une énergie 100 fois renouvelées. Zelvoula est en fait un album qui nous rend le phrasé inimitable de Julien Philéas (son vrai nom) encore plus roots, bien que donnant l’impression d’emprunter d’autres sentiers dans l’ensemble.

Une chose est sûre à l’écoute des deux opus : le maloya à travers ces deux fidèles agitateurs se cherche un nouveau souffle. Et au rythme où il s’élance dans cette quête ô combien compréhensible - musique et création sont quand même censées cheminer ensemble dans le temps -, on peut penser qu’il y arrivera sans trop de mal. Waro et Granmoun ne font que participer du monde en ébullition. Nous vivons une époque où l’écoute de l’autre est une chose rare. Leurs démarches respectives sont une belle leçon allant dans le sens de cette poétique de la relation, dont parle si bien leur cousin créole Edouard Glissant dans les Antilles françaises. La musique n'est qu'un prétexte au fond pour converser avec l'Autre.

Sominnkér de Danyel Waro et Olivier Ker Ourio (cobalt/ Mélodie)
Zelvoula
de Gramoun Lélé (Marabi/ Discorama/ Mélodie)