Alain Bashung en scène
Presque neuf ans après la fin de la tournée Chatterton, Alain Bashung a retrouvé la scène pour une tournée qui s’annonce déjà comme un événement majeur de la saison. A la veille de sa rentrée parisienne au Bataclan - à guichets fermés -, RFI Musique vous propose la peinture d'un spectacle captivant et les confidences d'un musicien qui ne sait pas se contenter de l’ordinaire du rock business français.
"Montrer du génie, ce n’est pas mon truc".
Presque neuf ans après la fin de la tournée Chatterton, Alain Bashung a retrouvé la scène pour une tournée qui s’annonce déjà comme un événement majeur de la saison. A la veille de sa rentrée parisienne au Bataclan - à guichets fermés -, RFI Musique vous propose la peinture d'un spectacle captivant et les confidences d'un musicien qui ne sait pas se contenter de l’ordinaire du rock business français.
La Scène
Lumières, images, sons, textes, quand Bashung revient sur scène, ce n’est pas par hasard. Tout y est réglé comme du papier à musique, pour le grand plaisir des sens. Sur les deux écrans rectangulaires, placés de part et d’autre de la scène, défilent les images de la vidéaste Dominique Gonzalez-Foerster : eau, rochers, paysages lunaires, désertiques, asséchés comme l’amour… Situés à droite et à gauche d’un plateau en pente, les musiciens laissent à l’Alsacien le soin d’occuper seul l’espace vide, en bas, près des spectateurs. Ils sont sept sur scènequi livrent un set tiré à quatre épingles, entremêlant cordes glissées – violon, violoncelle – et frappées ou électrisées – guitare, basse – liées par une batterie généreuse. Le tout baigné dans une véritable mise en lumière orchestrée par Alain Poisson (transfuge de chez Jérôme Savary, illuminateur du retour scénique de Christophe).
Tout de noir vêtu, lunettes, blouson et pantalon de cuir, Alain Bashung irradie le sombre. La main placée souvent devant le visage comme pour se protéger des autres ou le doigt lancé sur un quelconque ciel imaginaire. Rock’n roll attitude. A portée de main, une table de bistrot en acier, un cendrier et un verre (de whisky?) à moitié vide. On pourra y voir un hommage au parolier Gainsbourg (sur l’album Play Blessures). L’ensemble de son répertoire déboule selon une alternance savamment dosée: ancien et nouveau, sage ou rock, étrange ou enjoué. L’artiste puise un peu partout, principalement dans ses albums Novice (Etrange été, Légère éclaircie) et Fantaisie militaire (La nuit je mens, Mes prisons, Angora, 2043). Parfois règne une atmosphère plus désenchantée comme dans ces westerns quand tous les combats ont cessé, quand cow-boys et indiens se sont retirés et que ne restent que quelques ruines calcinées. Vieille référence à cette Amérique dont il a souvent rêvé, à défaut de la vénérer.
Mais c’est surtout le petit dernier album, L’imprudence, que Bashung se fait une ferveur de défendre, parsemant ses deux heures 30 de spectacle de textes finement ciselés, souvent touchants, toujours parfaits, autour de sa muse fondamentale, l’amour. Fin d’une époque. Un rideau translucide vient s’interposer entre l’artiste et la salle.
A la reprise, Gaby et Mauricette viennent secouer un public quelque peu ankylosé. Le rideau se teinte de traits rouges. Une bulle de plastique descend des cintres. A l'intérieur, lovée, une femme, à haut talons. Plastique ou réelle ? Comète ou duo? La bulle finit par s’enfoncer dans le sol pour en laisser ressortir une belle, sa belle. "C’est Chloé, ma femme" annonce-t-il, tel un jeune communiant venant présenter sa promise. Après l’amer et la passion, voilà la douceur. Une voix, râpeuse, qui psalmodie plutôt qu’elle ne chante. Avec quelques langueurs. Mais son interprétation du Cantique des cantiques est émouvante comme un souvenir puisque cet hymne biblique à l’amour et à l’érotisme fut aussi leur chanson de mariage célébré il y a deux ans dans le Pas-de-Calais. Une dernière saccade savoureuse : Madame rêve, Ma petite entreprise, Bijou bijou. Il est 23h00. Bashung remet son chapeau, redresse son manteau sur les épaules et remonte, théâtral, l’estrade pour disparaître dans le noir des coulisses. Impeccable.
Nicolas Gros-Verheyde (à Lille)
L'entrevue
RFI Musique : Vous avez souvent raconté qu’à vos débuts vous jouiez très fort et très vite sur scène. Aujourd’hui, votre travail est beaucoup plus subtil, plus oblique…
Alain Bashung : Peut-être que je n’avais pas une grande confiance en moi, peut-être n’en ai-je toujours pas. J’aurais peut-être vu les choses différemment si j’avais plus travaillé un instrument, si j’avais été un très bon pianiste, comme Jerry Lee Lewis. L’époque où j’ai débuté était intéressante pour une raison: le rock permettait de faire de la musique très vite, sans beaucoup de moyens. On pouvait se lancer sur scène en étant maladroit, avec seulement une énergie. La naïveté m’a beaucoup aidé, comme pour s’attaquer à des orchestrations pour lesquelles il aurait fallu faire vingt ans de conservatoire. J’ai aimé toutes les musiques complexes après avoir aimé le rock et ça, ça change toute vision. Un mec comme Bartok est peut-être plus impressionnant que Jimi Hendrix au fond… Il y a des artistes qui m’ont aidé, comme Frank Zappa: il était virtuose et très musicien, ce n’était pas un rocker qui ne jouait que trois accords, et en même temps il faisait le con. Ce type pouvait être un détonateur, pouvait pervertir les choses et en même temps il travaillait avec Boulez.
Votre style provient donc de cet apprentissage pour le moins informel ?
Pour que je sois un professionnel carré, il aurait fallu que j’apprenne un instrument. Et en fait, j’ai appris avec une petite méthode Paul Beuscher, juste pour savoir où mettre les doigts. De plus, je suis naturellement gaucher. Mais à cette époque, c’était toute une histoire pour trouver une guitare pour gaucher, alors j’ai appris à droite. Si je n’avais pas été un gaucher contrarié, j’aurais peut-être été plus loin dans l’instrumentation. Heureusement, j’ai une manière de jouer à moi. Quand je montre ce que je fais à la guitare aux musiciens, ils ont du mal à le refaire. Ce que je fais contient une certaine fragilité et si on la remplace par quelque chose de plus rigoureux et plus professionnel, tout est gommé. Or, ça m’intéresse de jouer avec cette fragilité, c’est ma manière de montrer que c’est très humain. Montrer du génie à tout prix, ce n’est pas mon truc…
Vous n’avez pas fait de tournée depuis 1994, après Chatterton. Pourquoi n’avoir pas donné de concerts après l'album Fantaisie militaire ?
Je n’avais pas les coïncidences de compétences et de sensibilités à ce moment-là autour de moi pour le faire. Je me serais retrouvé avec des faiseurs honnêtes, pas avec des gens qui ont un point de vue qui pourrait compléter mon histoire. Ça, ce n’est pas courant. J’envie Bowie qui, quand il prend son téléphone le matin, peut avoir 20.000 personnes prêtes à collaborer avec lui. Pour moi, ce n’est pas le cas. Quand on finit un album, il faut une complicité avec quelqu’un qui ait à la fois une vision de la scène et du bonhomme. Or, il m’est arrivé de me sentir exclu du décor, de rencontrer des gens qui avaient une vision de l’espace sans avoir l’air de s’intéresser aux individus, aux musiciens ou au chanteur. Ou, je me trouvais avec des choses qui n’étaient pas loin de Las Vegas. Quand Fantaisie militaire a été fait, j’avais un mal fou à prolonger cette histoire de manière naturelle, à trouver quelqu’un qui ne souligne pas en rouge tout ce que je venais de faire mais raconte une histoire parallèle… Pourtant, ces dernières années, il y a eu tellement d’informations que chacun dans sa technique aurait pu mûrir sa démarche – et ça n’a pas été le cas, les disciplines restent cloisonnées jusqu’au racisme. En France, pour les lumières de concert, par exemple, ce sont les trois mêmes personnes qui font tout. C’est pourquoi je suis allé chercher en dehors du rock, en dehors même de la musique.
Justement, scénographie, lumières, images, mise en place de votre nouveau spectacle ont été conçus par des gens qui viennent du théâtre. Etait-ce indispensable pour sortir du cadre ?
Il y a certainement la volonté de ne pas rentrer dans un truc carré, alors que tout nous y pousse. Je crois que c’est ma hantise: j’ai une haine féroce pour le faux sérieux et pour les faux sérieux. Ce sont souvent eux qui dictent nos vies, qui ne se rendent même pas compte combien ils peuvent nous rendre les choses inhumaines, alors que nous sommes faits de nuances et de débordements. C’est bizarre, d’ailleurs: alors que l’on croyait que les choses allaient s’humaniser, utiliser leur potentiel positif pour faire vivre tout le monde, c’est reparti dans l’autre sens. Quand je regarde, parfois, les clips à la télé, je craque au bout de quatre minutes maximum: ce sont les clichés des clichés… Et je pense aux types qui ont commencé à faire des "barjeries" dans le rock ou dans la pop pour en arriver là, pour voir tout le monde en limousine faisant les mêmes gestes pour montrer que c’est bien de pouvoir s’acheter des grosses bagues et d’avoir des belles femmes autour de soi. Moi ça ne me suffit pas.
Alain Bashung L'imprudence (Barclay Universal) 2003