Rachid Taha
C’est le plus arabe des rockers français. Taha est de retour avec Tékitoi ? son cinquième opus en quinze ans. Steve Hillage, son producteur anglais, est toujours aux commandes, et deux rockers sont invités de marque : Christian Olivier, le chanteur des Têtes Raides, et le légendaire Brian Eno. Rencontre avec Taha pour un décryptage de l’album titre par titre.
Tékitoi ?
C’est le plus arabe des rockers français. Taha est de retour avec Tékitoi ? son cinquième opus en quinze ans. Steve Hillage, son producteur anglais, est toujours aux commandes, et deux rockers sont invités de marque : Christian Olivier, le chanteur des Têtes Raides, et le légendaire Brian Eno. Rencontre avec Taha pour un décryptage de l’album titre par titre.
Tékitoi ? : Regardez la pochette, vous comprendrez. Certains ont dit: "Regardez sa tête, on dirait un terroriste d’Al Qaïda". Alors que lorsqu’on regarde de près, on y voit plutôt un regard critique. C’est une manière de dire Tekitoi ? Toi, c’est moi et moi, c’est toi. Et moi sans toi, je ne suis pas moi. La chanson, je l’ai d’abord écrite en arabe. Je voulais faire un texte en français et je me suis dit: "Je ne peux la faire qu’avec quelqu’un avec qui je m’entends bien, à savoir Christian Olivier, des Têtes Raides. Il a très bien saisi la rythmique des mots, leur direction". Steve m’a dit pendant l’enregistrement: "Il a un petit côté africain lorsqu’il chante". En fait, Christian est né en Afrique, son père était ébéniste au Mali ou au Tchad. Je l’ignorais. C’est drôle.
Rock El Casbah : Ce titre me paraissait évident, car depuis mes débuts avec Carte de Séjour, on m’a toujours associé aux Clash. Et j’avais envie depuis longtemps de chanter avec Joe Strummer. Je m’apprêtais à le rencontrer lorsqu’il est décédé. C’est quelqu’un pour lequel j’avais beaucoup de respect, qui avait conservé une rigueur rebelle, très rock’n roll. Il me semblait que c’était la chanson idéale pour faire un lien entre l’Orient et l’Occident.
Lli fat mat ! (Ce qui est passé est passé) : Je voulais que l’on cesse de parler de notre passé à nous, Africains, Algériens. On fait croire au peuple que tout va mal à cause de la colonisation, et je me suis dit : "Cela fait plus de 40 ans que certains pays ne sont plus colonisés, on a grandi. Il faut que l’on se prenne en charge, que l’on aille de l’avant". C’est cette mise en garde, cette colère-là que je voulais exprimer. Il y a dans ce titre les violons de l’Orchestre du Caire. Steve est parti là-bas. Lui s’occupe du côté oriental, moi je gère les guitares rock. C’est notre duplicité.
H’Asbu-Hum (Demandez-leur des comptes) : C’est une manif. Ce morceau a été influencé par une photo que j’ai vue dans un magazine français, où le peuple algérien manifestait contre la corruption. Cette chanson est interprétée par certains milieux arabophones comme pouvant pousser à l’émeute. Pour moi, c’est juste un constat. C’est rare d’écrire une chanson comme ça en arabe et de la chanter.
Safi !(Pur) : Je parle dans ce titre de la démocratie en général. Au départ, cela commence par les problèmes de communication avec son père, à cause du poids de la tradition, de la culture, et cela continue avec le pouvoir parce qu’on n’a pas la possibilité de dialoguer avec lui. Et moi je dis qu’on vit dans un parti unique. J’ai été influencé dans cette approche par un journaliste d’Al Jazira. Je me rends compte que la démocratie est en train de foutre le camp en Occident. Au nom de la liberté, on va imposer une liberté aussi radicale que les autres, qui est en train de créer une espèce de radicalisme chez les uns et chez les autres qui me fait peur. Il y a une génération qui n’a connu que la guerre, aussi cela ne m’étonne pas qu’il y ait des kamikazes. Ce n’est pas que la faute de l’Occident. C’est aussi à cause des pouvoirs arabes qui n’ont pas laissé la liberté ou les démocrates s’exprimer.
Meftuh’ (Ouvert) : C’est un peu d’espoir. Malgré les portes fermées, le désespoir, l’espoir existe aussi. Cet album est très politique, d’où ces guitares qui sont très importantes pour moi. Ce sont les bombes antinomiques.
Winta ? : C’est une rencontre avec un chanteur géorgien à Paris qui était fan de Ya Rayah. Il avait envie de faire quelque chose avec moi et je lui ai dit: "Viens, on va écrire une chanson". Elle parle de l’espoir, du paradis.
Nah’seb ! (Je compte) : C’est l’horloge de la vie qui passe. Le "compte-à-rebeur". Tout le monde attend le messie, espère être sauvé. Je crois que la seule personne qui puisse nous sauver, c’est nous-même. Cessons d’attendre et agissons.
Dima ! (Toujours) : C’est un morceau que j’ai composé avec Steve et Brian Eno. Eno apparaissait déjà dans Rock El Casbah, où il faisait les claviers et les coeurs. Je savais que j’allais le rencontrer. Et lui aussi. D’ailleurs, la première fois qu’on s’est vu, on était habillé de la même manière. Dima, c’est la chanson la plus engagée, qui dénonce le plus les dictatures. Je résume un peu la situation de pays dans lesquels on n’a pas le droit à la parole, où il est interdit de penser, de chanter.
Lorsque je vois le climat antiraciste, antisémite en France, cela me fait aussi peur. J’ai peur du repli sur soi. Quand de jeunes "rebeu" commettent des actes antisémites, je suis hors de moi.
Mamachi : C’est le nom du premier chanteur de raï que j’ai entendu dans un mariage. Je devais avoir huit ans, à Mostanganem. Je voulais lui rendre hommage et parler de sagesse et de sérénité.
Shuf ! (Regarde) : C’est la beauté, une histoire très érotique qui dit: "Viens, je te prends", sans langue de bois. En amour, dans la culture musulmane, on a le droit au plaisir, et je voulais ajouter qu’il était autorisé dans toute sa splendeur. C’est une déclaration à une princesse "cousue main". Vous savez pourquoi ? C’est une référence à la virginité avant le mariage, et moi je dis qu’elle est cousue main de partout.
Stenna ! (Attends) : C’est la patience. J’ai dédié cette chanson à mon fils. Malgré tout, je pense que ceux qui font du mal ne gagnent pas. C’est celui qui a le coeur blanc, qui n’est pas envieux, qui s’en sort.
Les Anglais disent que cet album est un chef d’oeuvre. C’est marrant. Ils disent maintenant :"On a notre rocker". C’est important, politiquement, d’être reconnu là-bas avec tous les intégristes qui y vivent. C’est la réponse que je leur apporte.
Rachid Taha Tékitoi? (Barclay-Universal) 2004
En concert : Le 13 octobre à Lorient, le 15 à Toulouse, le 16 à Nancy, le 20 à Marseille, le 22 à Lyon, le 23 à Strasbourg, le 25 à Paris (Bataclan).