La Rumeur vs TTC

Les extrêmes du rap français

Comme le générique de la série télévisée Amicalement vôtre, leur vie défile sur une moitié d’écran sans jamais se rencontrer. Reflets des acteurs Roger Moore et Dany Curtis, ils s’apprécient assez peu. Et c’est bien dommage puisque La Rumeur et TTC représentent sans doute les deux formations les plus excessives et abouties du hip hop français.

Hamé, l’un des quatre MC de la Rumeur: "TTC? ça se veut dadaïste, décalé mais ça ne me parle pas". Son collègue Philippe renchérit: "C’est même pas du rap, ça part dans toutes les directions". Côté TTC, ambiance toute aussi chaleureuse avec Tido: "Je connais leur existence mais je ne m’intéresse pas du tout à leur musique". Un des concepteurs musicaux, Paraone, rajoute: "Ils disent des choses qu’on entend à chaque coin de rue, juste mis en mot de manière plus talentueuse que ce que l’on pouvait attendre d’un gosse de banlieue qui avait de bonnes notes à l’école. Du coup il y a un respect énorme autour de ce groupe". Le décor est pausé. Les deux groupes s’ignorent autant que possible et toute idée de comparaison mutuelle les agacent. A raison, à première vue. Les Parisiens de TTC se sont fait connaître avec le titre gag Léguman, avant de signer chez les Anglais de Big Dada, filière hip hop de Ninja Tune, un des labels en pointe en matière d’électro. En 2002, les partis pris décalés de leur premier album Ceci n’est pas un disque attisent l’oreille. Adeptes des soirées branchées parisiennes, ils se complaisent volontiers dans leurs rôles d’adolescents dadais.

Chez La Rumeur, dès le début, le ton se veut grave. De 1997 à 1999, le groupe écoule 40.000 exemplaires d’une trilogie de maxis 5 titres. Sans pub, sans média nationaux, sans s’afficher sur leurs pochettes. Toujours basés à Elancourt dans les Yvelines, ils composent durant l’année 2001, L’ombre sur la mesure qui s’écoulera lui aussi à 40.000 exemplaires, organisent des stages d’écritures, tournent avec Noir Désir et se font poursuivre par le Ministère de l’Intérieur pour "délit de diffamation publique" envers la Police nationale. Lors de la sortie de l’album, le groupe avait publié un magazine dans lequel Hamé avait écrit ces mots : "Les rapports du Ministère de l’Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété".Le procès se tiendra en définitive le 12 novembre 2004 au Tribunal de Grande Instance de Paris.

Coordination jambes-zygomatiques

"Nous sommes à fleur de peau à cran, une humeur globale largement partagée". Le titre de du nouvel opus de La Rumeur, Regain de tension, explique parfaitement l’état général des troupes et des titres. Mid tempo entêtant sans fioriture, le son électro froid au possible remplace l’univers jazzy des débuts. Les refrains repris à quatre voix ne recherchent pas la mélodie mais l’efficacité. Les coups font mal, avec Soldat lambda ou Ils nous aiment comme le feu en uppercuts. Serge Teyssot-Gay, guitariste de Noir Désir, ne fait pas que compter les points dans Paris nous nourrit, Paris nous affame, tout en noirceur.

Si vous aimez les jeux de mots gras et les beats délirants, vous l’aurez compris, pas grand chose du côté d’Elancourt. Par contre TTC vous accueille à bras ouvert! Bâtard sensible vous offre un sérieux rattrapage dans la catégorie: coordination jambes-zygomatiques, en deux versions, avec ou sans parole, disponible dans le même coffret. Les parties instrumentales s’entremêlent au phrasé des trois MC Tekilatex, Tido et Cuizinier. Une alchimie rarement poussée à un tel degré. On est bien vite entraîné par cet électro où toute instrument a été banni. Un résultat hautement digeste que Tekilatex explique par la recherche d’un "côté super fédérateur de l’écriture variet’ des années 80. Il n’y a rien de plus beau que Les yeux revolver de Marc Lavoine. Un truc fin, marquant et identifiable". TTC assume. Déjà plus, jeunes, ils préféraient les premiers sons électroniques de Prince à la funk des années soixante-dix. Fils prodigue de la famille hip hop, les Parisiens vont continuer à faire grincer des dents des puristes. Sauf s’ils sont dotés d’un solide sens de l’humour.

Chez TTC, le mauvais goût tient de l’art. Le titre Du sang sur le dancefloor en est la plus belle illustration. Tekilatex ne renie pas, loin de là: "On ne prend jamais à la légère les trucs sur lesquels on écrit. On est très sérieux dans notre connerie. Mais je n’ai pas du tout envie de faire de la musique mature, pour adulte. C’est angoissant les mecs austères super sérieux qui ont une sorte de prétention artistique. La poésie, le slam, je ne supporte pas. Ce côté : la belle écriture du rap français qui rend hommage aux poètes du passé. C’est scolaire. Horrible". Le groupe sait pourtant jouer avec les mots en les tordant dans les rythmes. Même si parfois, comme dans Rap jeu, leur sens même n’a plus que peu d’importance:"On fait des phases pourries mais tellement cool. C’est débile mais ça tue ouais. C’est dit avec tellement de conviction que l’on pourrait dire n’importe quoi, ce qui est important, c’est la posture et l’attitude".

Sympathie et répulsion

Nous, "on veut agiter les cerveaux" rétorque La Rumeur. Ils reconnaissent aborder les mêmes thèmes que dans leurs productions précédentes mais avec une urgence une simplicité jusque-là inédite. Avec toujours un amour du verbe, de la phrase ciselée et des expressions armées. Au sens littéral pour le dernier terme. Hamérecadre: "Dans l’imagerie rap, c’est quelque chose qui est omniprésent. Et même dans le rapport à l’écriture, il faut que ça fasse mal comme des balles". La Rumeur a son vocabulaire. Quand ils "secognent la tête" avec quelqu’un, c’est qu’ils accrochent avec lui! D’autant que le groupe n’aime rien moins que provoquer ce malaise: "On veut créer à la fois la sympathie et la répulsion, toujours ce mouvement de balancier. On ne veut pas forcément placer l’auditeur dans un confort d’écoute, tu peux venir t’y nourrir mais tu ne t’identifies pas à 100%".

La Rumeur attend maintenant son procès où il n’espère aucune relaxe. Hamé confie : "Juridiquement, j’ai compris pourquoi c’était attaquable". Le groupe prépare une tournée par la suite. Même sort pour TTC avec en prime une sortie sur les marchés japonais et américain en décembre. Tekilatex motivé à jouer la carte de l’international: "Je ne trouve pas d’autres groupes qui arrivent à marier comme nous les mots et la musique C’est pour ça je trouve qu’on apporte quelque chose dans un cadre non seulement français mais aussi mondial". [Rires.]

Peu de points en commun donc pour ces deux formations. Si ce n’est ce désir de pousser à bout leurs idées. Et aussi, plaisante originalité dans le rap français, un refus des clichés hip hop. S’en moquant pour l’un, les dénonçant pour l’autre.

La Rumeur Regain de tension (La Rumeur Records/EMI) 2004
TTC Bâtards sensibles (Big Dada/V2), 2004