Canal Tropical, école de la musique africaine ?

Qu'ils soient artistes, comme Youssou N'Dour, Lokua Kanza et Tiken Jah Fakoly, ou reporters, à l'image de Albert Donsokho, qu'ils aient rencontré Gilles Obringer, travaillé avec lui ou qu'ils l'aient simplement écouté, ils ont tous gardé de Canal Tropical et de son animateur des souvenirs chaleureux. Témoignages.

L'émission a comblé un manque

Qu'ils soient artistes, comme Youssou N'Dour, Lokua Kanza et Tiken Jah Fakoly, ou reporters, à l'image de Albert Donsokho, qu'ils aient rencontré Gilles Obringer, travaillé avec lui ou qu'ils l'aient simplement écouté, ils ont tous gardé de Canal Tropical et de son animateur des souvenirs chaleureux. Témoignages.

YOUSSOU N'DOUR

 

 Gilles était un lien entre beaucoup de gens. Je pense qu’il a toujours voulu nous faire écouter d’autres musiques, révéler de nouveaux talents, mais aussi nous faire nous rencontrer, créer un link (lien) entre les artistes. Je crois qu’il est à l’origine de beaucoup de projets réunissant plusieurs musiciens d’une même région de l’Afrique. Canal tropical était un point de rencontre où il se passait énormément de choses. Je me rappelle qu'à un moment la direction de RFI voulait supprimer l'émission. Beaucoup d’artistes se sont mobilisés, les gens ont écrit, ont mis la pression sur Paris, et ça a fonctionné. Quand il a disparu, je ne voulais plus écouter RFI, j’avais un problème : non, ce n’était plus pareil… Mais Claudy a fait un maximum d’efforts et il nous a convaincus. C'était difficile, pourtant, et il faut lui rendre hommage.LOKUA KANZA

Lorsque j'habitais à Kinshasa, tous les soirs, je me rendais chez un copain qui avait une radio – moi je n’en avais pas – pour écouter Canal tropical. Les radios nationales ne programmaient que les tubes locaux ou la musique de danse, mais Gilles passait des musiques de Bamako, de Ouaga, d'endroits dont je rêvais… Les années 80 étaient une période charnière dans nos cultures, et il était à l'affût de cette modernité, il savait repérer les bonnes fusions. Pas la tradition, mais tout ce qui était fusion et urbain. Et il était aussi à l'affût des talents. Il aimait l’excellence. Gilles était une grande source de savoir. Moi, j’allais au conservatoire pour apprendre la musique occidentale, mais pour la musique africaine il n’y avait pas d’école. L’émission de Gilles en tenait lieu.

On a fini par se rencontrer à un endroit incroyable : au Salon de l’agriculture, porte de Versailles à Paris, où RFI avait un stand. Il m’a dit : "Je te connais, j’ai écouté Mototo, j’adore. Il faut que tu viennes à l'émission." J’ai fait : "Ah…" et je l’ai bouclé. Il avait même retenu le nom de la chanson ! Mais ça ne s’est jamais fait. Il est mort avant.

C’était un mec très en avance. À l’époque où on s’extasiait sur tout ce qui était exotique, lui avait l’oreille, la finesse, l’exigence. Mais il n'était pas prétentieux; il avait un ton touchant et chaleureux, il venait à toi comme un frère: "J'ai écouté un truc là-bas et je voudrais le partager avec toi." Pour moi il était une étoile filante, sans lieu, sans race, sans couleur, il avait une mission et il l’a accomplie. Et puis il s’est barré.

TIKEN JAH FAKOLY

 

 À l’époque de Canal tropical, j’étais tout petit, mais mes grands frères écoutaient l’émission de Gilles. Je me souviens qu’on surveillait l’heure pour ne pas manquer Canal tropical. J’ai rencontré Gilles une fois, l’année où Tonton David était venu au Centre culturel français d'Abidjan, je venais d’arriver d’Odienné. Pour la première fois j’ai vu des gens courir après un animateur radio ! La première radio internationale que j’ai écoutée, c’est donc RFI, grâce à Canal tropical et à Couleurs tropicales. Tous les jeunes Africains les écoutaient. Les jeunes ne sont pas toujours branchés par l’information parce qu’on se dit qu’on a nos radios pour ça. Mais pour la musique, Gilles et Claudy Siar avaient un répertoire différent de ce que nous avions en Côte d’Ivoire. Et ils passaient les titres qui étaient censurés chez nous. En 1999, à l’époque de mon album Cours d’histoire, Claudy Siar a beaucoup passé Nationalité, que la radio nationale ne jouait pas ; et quant aux radios de proximité, elles s’autocensuraient parce qu’elles avaient peur. Si beaucoup d’Africains sont branchés sur RFI aujourd’hui, c’est grâce à Gilles et à Claudy.ALBERT Donsokho, ancien reporter pour Canal tropical

J’ai fait mon premier reportage pour Gilles à dix-huit ans, à l’occasion d’un hommage à Bob Marley. Il a lu sur les ondes mon commentaire de Redemption Song, et j’ai remporté le premier prix de l’Afrique. Après, je lui envoyais aussi les cassettes des artistes sénégalais: Youssou N’Dour, Ismaël Lô, Omar Pène… Gilles donnait toujours l’adresse de l’émission au début et à la fin, mais même si tu ne mettais pas l’adresse exacte, Canal tropical, ça arrivait toujours ! Le rôle des reporters, c'était d'expliquer les chansons. Par exemple, quand Youssou N'Dour a sorti le titre Bougouma Am Dom, je l’ai repris vers par vers, en expliquant le sens : il ne souhaite pas être un père dont les enfants traînent dans la rue, mal habillés, mal nourris… J'ai envoyé le texte à Gilles, et il l’a lu à l’antenne. Quelquefois aussi, il nous prenait en direct : "Écoute, Albert, je te prends à telle heure, reste près du téléphone…"

Il a été le centre de beaucoup d’amitiés. Un jour, il est venu chez moi à Thiès avec Moussa Ngom et Michael Soumah. Je lui avais demandé ce qu’il voulait manger, il m’a dit : "Je suis au Sénégal, je mange tout." Quand ma maman a raccompagné Gilles jusqu’à sa voiture, il lui répétait : "Maman – comme si c'était sa propre mère – c’est la première fois que je viens mais ce n’est pas la dernière, je reviendrai, je te promets." Il a répété sa phrase jusqu’à la portière de la voiture. Et il est mort quelques semaines après.

Propos recueillis par Hélène Lee et la rédaction de RFI Musique