Jacques Loussier, éternel play bach

Quarante-cinq ans après Play Bach, pionnières improvisations jazz sur de la musique classique, Jacques Loussier n’est toujours pas prophète en son pays. Très sollicité à l'étranger où il a construit sa carrière, le pianiste s'est récemment produit sur une scène parisienne. Un événement rare.

Pionnier du crossover, le pianiste français a conquis l’Amérique

Quarante-cinq ans après Play Bach, pionnières improvisations jazz sur de la musique classique, Jacques Loussier n’est toujours pas prophète en son pays. Très sollicité à l'étranger où il a construit sa carrière, le pianiste s'est récemment produit sur une scène parisienne. Un événement rare.

 

 "J’aime bien les Français, alors de temps en temps je fais un effort." Jacques Loussier a un petit rire farceur. Cela fait beau temps qu’il n’a plus trace d’amertume – si tant est qu’il en ait jamais conçu. Le 23 janvier, il se produisait au théâtre des Champs-Élysées, une des plus prestigieuses salles de musique classique de Paris. La fois précédente, c’était à la salle Pleyel, il y a sept ans. Le pianiste joue vraiment rarement en France. Pourtant, il n’est pas à la retraite. Il passe à peu près le tiers de ses nuits dans des hôtels, avec une soixantaine de concerts par an. C’est en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, mais pas dans son pays.

Avec Jean-Jacques Perrey et Michel Colombier, il partage cette singulière situation d’être français et de beaucoup plus travailler à l’étranger qu’en France. Perrey et Colombier comptent parmi les précurseurs de la musique électronique et l’Amérique leur a ouvert les bras, dans les années 60-70, pour la publicité, les films de science-fiction et des 33-tours avant-gardistes. Loussier, à la même époque, est peut-être le premier grand nom du crossover. Le crossover ? On pourrait traduire par "passage" presque autant que par "transgression" : pour l’industrie du disque, ce sont les enregistrements qui font passer un genre spécialisé ou élitiste auprès du grand public. En 1959, avec le disque Play Bach, Jacques Loussier donne à la musique de Jean-Sébastien Bach des couleurs et des libertés empruntées au jazz.

Les vieilles barbes de la critique classique comme les intégristes de la critique jazz ronchonnent, évidemment, mais le public suit : le premier 33-tours Play Bach, puis celui qui sort l’année suivante, vont être d’énormes succès dans le monde entier. En France, plus d’un million d’albums sont vendus. Curieusement, alors que partout on demande à Loussier de jouer sur scène ses novatrices variations sur la musique de Bach, personne ne semble y songer en France, à part quelques concerts çà et là. Alors le trio Play Bach va courir le monde, d’Europe en Amérique, d’Asie au Moyen-Orient, donnant jusqu’à 150 concerts par an.

Musiques de films

 

    Le trio de Jacques Loussier s’était constitué le jour de l’enregistrement : le pianiste était arrivé au studio Decca avec ses arrangements sous le bras et on lui avait présenté le contrebassiste Pierre Michelot (parmi ses titres de gloire, la musique du film Ascenseur pour l’échafaud avec Miles Davis) et le batteur Christian Garros. S’il n’avait pas choisi les musiciens, il avait choisi la formation en trio, idéale pour enregistrer ses improvisations sur Bach – une idée d’une grande audace à l’époque. En ce temps-là, la musique classique ne quitte jamais son queue-de-pie et son noeud papillon, et le jazz, s’il est admis dans la bonne société, ne doit pas s’échapper de ses caves, de ses clubs et de ses émissions radiophoniques vespérales. Si Loussier ne se revendique pas du tout comme musicien de jazz, il a une expérience de l’improvisation exactement contemporaine de sa découverte de Bach : à dix ans, il se passionne pour le premier thème qu’il étudie dans Le Cahier d’Anna Magdalena Bach, un court prélude en sol mineur qu’il joue des dizaines de fois chaque jour. À force, il y rajoute quelques variations, quelques harmonisations timides mais résolues. Il ne perdra jamais l’habitude d’improviser sur Bach, pour amuser ses condisciples des classes de piano du Conservatoire ou lorsqu'il passe une audition comme pianiste pour les disques Decca. Une petite improvisation distraite enthousiasme les dirigeants de la maison de disques qui domine le marché de la musique classique et instrumentale, mais personne n’imagine l’ampleur du succès de Play Bach, et surtout pas le pianiste : "Quand j’ai fait le premier disque, je croyais en donner une vingtaine à mes amis et à ma famille, et que ça s’arrêterait là. J’ai été le premier surpris par ce succès brutal, inattendu et violent."

Un autre succès viendra : Loussier écrit la musique du feuilleton Thierry la Fronde, en 1965, dont le générique va marquer toute une génération. Suivront des dizaines d’autres musiques pour la télévision (dont Rocambole et Noëlle aux Quatre vents) et pour le cinéma. Comme son confrère Michel Magne, il crée un grand studio d’enregistrement, en Provence, où viennent travailler Pink Floyd (pour une partie de l’album The Wall), Yes, Elton John, Sting, et où il enregistre ses musiques de film. Il a plus de soixante ans quand, dans les années 90, un label de disques lui propose de reprendre le chantier de ses improvisations jazz sur la musique classique. Une fois de plus, c’est à l’étranger : Jacques Loussier devient recording artist chez Telarc, à Cleveland aux États-Unis. Il enregistre des variations sur Bach puis sur Erik Satie, le Boléro de Ravel, les Variations Goldberg de Bach, Claude Debussy, une sélection de grands airs baroques, Haendel, Beethoven, les Nocturnes de Chopin : au moins un album par an, une performance en ces temps de sinistrose sur le marché du disque classique. Mais, là encore, la France tourne le dos à Loussier, dont les nouveaux enregistrements ne sont disponibles qu’en chiches contingents d’imports.