Pouchkine, Le Russe noir
Sur le papier, c’est un des projets ambitieux de ce début d’année. En musique, la relecture de l’oeuvre de Pouchkine par David Murray met en scène et ensemble de multiples traditions et nationalités. Présentation avant les représentations du 11 et 12 mars, à la MC 93 de Bobigny.
Le saxophoniste David Murray compose autour de l'écrivain russe
Sur le papier, c’est un des projets ambitieux de ce début d’année. En musique, la relecture de l’oeuvre de Pouchkine par David Murray met en scène et ensemble de multiples traditions et nationalités. Présentation avant les représentations du 11 et 12 mars, à la MC 93 de Bobigny.
La créolisation d'Edouard Glissant, cet univers où l’on "parle en présence de tous les langues" prend un sacré coup de vieux. Imaginez, Alexandre Pouchkine, le père de la littérature russe, l'auteur de l'âme slave, était l'arrière-petit-fils d'un esclave venu du Nord-Cameroun, vendu à Constantinople, racheté par l'ambassadeur de Russie. Abraham Pétrovitch Hanibal fut adopté par le tsar Pierre le Grand qui en fit un fin lettré, parlant le français, et surtout l'un des ingénieurs bâtisseurs de cette époque où se posent les fondations de l'empire russe. Décidément, l'histoire ne manque jamais d'ironie.
Place à la musique !
Les portraits de Pouchkine frappent d'emblée par la ressemblance de l'auteur de Boris Goudonov avec Alexandre Dumas, cet autre créole. Ils ornent les nombreux bouquins posés sur la table, à côté de partitions noircies de croches et de poésies. Dans son appartement du XXème arrondissement, David Murray s'est "beaucoup documenté pour ce projet". Des essais en américain, des revues en français, des écrits en russe, tout juste rapportés d'un concert donné à Moscou. Comme un avant-goût à la création qui va se jouer à Bobigny. "Je suis fatigué de toutes mes recherches autour de Pouchkine. Maintenant place à la musique, aux cordes et aux rythmes !" Depuis août 2004, le saxophoniste compose une thématique, présentée en cinq volets, autour de Pouchkine.
Pour le guider dans cet univers, celui qui "avait vu dès 1975 une représentation de John Oliver Killen à New York autour de cette histoire, sans trop en mesurer alors la portée" a bénéficié de l’aide précieuse de Blaise N'Djehoya, cinéaste et auteur camerounais basé à Paris, qui travaille sur ce sujet depuis des lustres. "Il m’a nourri de matières spirituelles à chaque étape". Etrangement, Pouchkine est une référence majeure chez nombre de penseurs afro-américains : Claude McKay, WEB Dubois, Paul Robeson, Langston Hughes, Richard Wright… En France, l’histoire est mal connue, malgré quelques beaux écrits dont un fondamental numéro de Présence africaine à l’occasion du 200ème anniversaire de la naissance du Moscovite, en 1999. Il a donc fallu un exilé noir-américain pour refaire jaillir à la surface l’aspect, ô combien moderne du Russe. L’ironie de l’histoire, toujours.
"La poésie de Pouchkine a une métrique très spécifique, une scansion très rythmique". Cette tradition de l’oralité a marqué tous les auteurs russes depuis. Murray la couche désormais sur le papier musique, "dans une forme d’opéra jazz". Pour ce faire, il a retenu dix des douze thèmes initiaux, qu’il a composés en prenant appui sur le texte original, mais aussi sur des écrits de Blaise tels que Stolen By Night, Sold By Day. Il y a aussi Evguéni Onéguin, que l’Américain comme le Camerounais aiment à citer "Aurais-je un jour ma liberté ? Il est grand temps, je l’implore / Au bord de mer, j’attends le vent, Je fais signe aux voiles marines / Sous le suroît des flots, Quand prendrai-je mon libre essor ; Au carrefour des mers ? / Il faut fuir les bords ennuyeux, D’un élément qui m’est hostile / Et sous le ciel de mon Afrique, Sous les houles du midi / Regretter la sombre Russie, Où j’ai aimé, Où j’ai souffert, / Où j’ai enseveli mon cœur" (Chant I, strophe L). Tout est dit, ou presque.
Distribution
Il y a aussi L’Ode à la liberté, chantée par Sally Nyolo. La chanteuse est l’une des voix de cette création polyglotte. "Il est difficile d’aller au-delà du verbe de Pouchkine. C’est une figure qui n’a pas de temps défini. L’un des premiers visages créoles qui auraient pu être le mien. Il fait partie de ces enfants d’Africains qui sont partis à travers le monde, avec au bout le miracle de la double nationalité". L’auteur résonne forcément sur les héritiers d’une diaspora qui a essaimé. Autre voix, le patriarche angolais Bonga figurera le rôle du bisaïeul, Hannibal. "Je suis la face cachée du vingtième siècle, l’Africain de cette histoire ! Ça me touche de savoir que Pouchkine était aussi des nôtres. Mais surtout plus que le passé, ce parcours témoigne de l’avenir. C’est de cela dont on va parler, au-delà des préjugés actuels : un monde multicolore et non figé dans ses racines". Visiblement engagé par cette histoire "hautement symbolique", il travaille sur les deux chansons qu’il devra interpréter. En bantou, tandis qu’Avery Brooks, subtil orateur américain, récitera en anglais, dans la peau de Pouchkine qu’il partagera avec Victor Ponomarev. Une autre voix russe sera des (d)ébats : la remarquable Helena Frolova, "qui figurera la nounou de Pouchkine, et plus largement toutes les femmes russes", selon Murray. Ajoutez à ceux-là une rythmique dans la grande tradition du jazz libre d’inventer, un guitariste sénégalais expert en rythmique funk, et un ensemble de cordes dirigé par un tromboniste jazz, et vous aurez compris que le résultat risque fort d’être mutant. C’est-à-dire en phase avec l’auteur mort à 37 ans lors d’un duel amoureux contre un officier français... L’ironie de l’histoire...
"Les cordes représentent la partie européenne du propos, une partie très importante. Pouchkine n’était pas un africain, mais un créole, un homme entre deux mondes. C’est ce qui le rend tout à fait passionnant". Et Murray de citer Ma généalogie, "un texte qui parle justement de cette double identité" . "Alexandre Dumas est un auteur français, James Baldwin un américain, Pouchkine un russe". Pas question pour David Murray de les mettre dans une case – c’est le mot – bien spéciale, celle de "l’auteur afro avant d’être auteur". Trop facile, trop raciste. "Pour moi, il s’agit d’un projet qui, à l’heure de mes cinquante ans et de la mort de mon père, est un comme un aboutissement. Cela met en jeu et ensemble bien des expériences que j’ai vécues, mais en allant encore plus loin dans l’écriture classique et en me plongeant dans le texte français et russe. C’est finalement le projet le plus européen que j’ai pu faire !" On ne peut manquer de songer à ce formidable roman à tiroirs, Effacement de Percival Everett, qui se moque avec malice et talent de la vision un peu trop naturaliste d’un monde en noir et blanc. Ironie, un bon mot de la fin.
Pouchkine / David Murray Banlieues Bleues les vendredi 11 et samedi 12 mars, à la MC 93 de Bobigny. Au Barbican Center à Londres le 13 mars.