Mylène Farmer dans la lumière
Avant que l’ombre marque le retour de Mylène Farmer, six ans après son dernier effort en studio, mais l’inspiration ne semble plus au rendez-vous. La femme d’affaires sans concessions aurait-elle pris le pas sur l’artiste sensible ?
Nouvel album
Avant que l’ombre marque le retour de Mylène Farmer, six ans après son dernier effort en studio, mais l’inspiration ne semble plus au rendez-vous. La femme d’affaires sans concessions aurait-elle pris le pas sur l’artiste sensible ?
Une star, ça crée l’évènement. Parfois pour un rien : un simple geste, un propos badin, une apparition furtive… Mylène Farmer est une star. Après vingt ans au sommet, l’icône adulée par des millions de fans ne se fatigue plus beaucoup pour faire parler d’elle, assurée de l’efficacité des pros de la promo et du marketing, tous acquis à sa cause, rentable. Aujourd’hui, l’évènement s’intitule Avant que l’ombre, sixième album studio de la rousse libertine. Mylène fait du Farmer, et qui pourrait s’en plaindre. La chanson-titre (Avant que l’ombre) ouvre le bal, Mylène s’interroge (Suis-je coupable ?), invoque Dieu, se torture l’esprit ("Moi qui croyais mon âme/Sanctuaire impénétrable"). Ses thèmes de prédilection – la mort, la spiritualité mais aussi l’amour et le sexe – se retrouvent donc dans cet opus, ouf !, personne ne sera bousculé. Il y a parfois de (rares) bons moments, sur ce disque-là, comme Dans les rues de Londres, dédié à la romancière anglaise Virginia Woolf. Même si les textes trahissent un certain épanouissement (Aime et ses "souvenirs de Palerme"), rendant ce disque moins sombre, plus équilibré, la plume parait lasse. Le style s’effiloche et enfile des perles souvent dépourvues de ce qui caractérisait sa griffe, ces fameux double sens dignes de la psychanalyse de comptoir.
La provocation tombe à plat, à l’image du single Fuck Them All, terriblement cliché. Pourquoi Fuck Them All et pas Nique les tous, sa traduction française ? Quand Virginie Despentes imposait le titre explicite de son roman Baise-moi bien en vue chez les libraires, puis sur des affiches de cinéma, question provoc’, c’était quand même plus choc. Porno graphique sombre dans la niaiserie ("Je m'immisce dans ta pénombre/Et, là, je fais le tour du monde"), n’est pas Gainsbourg qui veut. Avec L’histoire d’une fée, c’est… (en 2001), Mylène Farmer révélait un aspect caché de son personnage mystérieux, son humour approximatif et ses jeux de mots faiblards. Cette fois-ci, la chanson Q.I. et ses vers grotesques ("Même si j'en ai vu des culs/C'est son Q.I qui m'a plu/Je vis le choc de Cul... ture/La belle aventure") lui ouvrira peut-être les portes du pensionnat des Grosses Têtes, entre Carlos et Guy Montagné, mais ne restera pas dans les anales (ha ! ha !) de la poésie.
Par ailleurs, les musiques de Laurent Boutonnat, ciselées avec patience et précision, sauvent l’entreprise du naufrage. D’une plage à l’autre, les instruments à corde (violoncelle, violon, guitare) côtoient les claviers et les programmations, accompagnant des chansons souvent lentes (Redonne-moi, Tous ces combats…). Au final, à l’écoute des quatorze titres de Avant que l’ombre, on peut penser que la routine a pris le pas sur l’imagination et la nouveauté. Quelle importance ? Mylène Farmer n’est pas qu’une simple chanteuse, elle est aussi une redoutable femme d’affaires – une activité dans laquelle elle s’investit pleinement, contrôlant son image et cultivant sa légende. Une vieille ambition. Ne déclarait-elle pas déjà, dans les années 80, faire sienne cette recette de star : "Je n’explique rien, vous devinez tout et j’entretiens le mystère" ?
La reine du jackpot
Celle qui fredonnait On est tous des imbéciles est loin d’en être une. Selon une enquête du magazine Capital en 2002, cette commerçante qui sait parfaitement faire tourner sa boutique perçoit entre 17% et 20% du prix de gros hors taxes de ses disques (un vrai contrat de star). Recordwoman des ventes de disques en France et des passages radios, parolière, productrice et éditrice de ses chansons et de celles de la lucrative Alizée, la présidente Farmer gère son fonds de commerce à travers les sociétés Requiem Publishing pour l’édition, détenue avec son Pygmalion Laurent Boutonnat (2,6 millions d’euros de chiffres d’affaires en 2002), et Stuffed Monkey pour la production (5 millions d’euros de chiffres d’affaires en 2001), engrangeant des revenus annuels avoisinant les 10 millions d’euros. Le mystère qui l’entoure doit plus à son attitude calculatrice qu’à sa nature profonde : peu d’interviews, un contrôle strict de son image (un photographe attitré et une diffusion dûment approuvée et facturée… même pour les sites de fans), un refus permanent de la chanteuse et de son entourage de témoigner…
Tout en les maintenant à distance (ni autographes ni photos), elle sait cultiver la dévotion de ses fans, en multipliant notamment les formats pour un même titre afin de combler l’appétit vorace des collectionneurs, dont les moins réactifs se font revendre à prix d’or n’importe quel objet marketing, comme ce coffret "de luxe" comprenant la compilation Les Mots… et une culotte rose. Quand elle offrait ses dessous en partage, Madonna avait au moins le mérite d’innover. Chez Farmer, le marketing est devenu de plus en plus envahissant, cependant que déclinait l’inspiration. Pour Avant que l’ombre, Mylène et sa maison de disques (une filiale du leader Universal) ont certes usé du marketing classique mais aussi de procédés économiquement efficaces mais moralement douteux : désormais, la sortie des onéreuses versions collectors précède celle de l’album simple – histoire d’être sûr d’écouler le stock. Pour ne pas gêner les cadors de la promo, le CD est resté secret, même pour les journalistes, jusqu’à sa commercialisation. Circulez ! Et prenez note : la bête de scène présentera ses nouvelles chansons entre ombre et lumière, et ses anciens titres, sur les scènes de France et de Navarre (pour Paris-Bercy, du 13 au 29 janvier 2006, le prix des places oscille entre 54 et 132 euros).
Mylène Farmer Avant que l’ombre (Polydor), disponible en digipack deluxe et en album simple.
En concert à Paris Bercy en janvier 2006