Eau, bière et rock'n'roll aux Vieilles Charrues

Après la couverture de soleil de l’édition 2004, le festival de Carhaix en Bretagne a connu, pour la première fois de son histoire, la pluie. En crachin vendredi, continue samedi, en averses dimanche. Pas de quoi restreindre l’enthousiasme des quelque 150 000 spectateurs (moins que les 180 000 de 2004) venus faire la fête sur la prairie de Kerampuilh. Beaucoup de coups de coeur, avec une palme de l’émotion pour Jane Birkin, le folk beatnik de Devendra Banhart ou la générosité musicale de Ridan.

Ambiance éthylique et électrique

Après la couverture de soleil de l’édition 2004, le festival de Carhaix en Bretagne a connu, pour la première fois de son histoire, la pluie. En crachin vendredi, continue samedi, en averses dimanche. Pas de quoi restreindre l’enthousiasme des quelque 150 000 spectateurs (moins que les 180 000 de 2004) venus faire la fête sur la prairie de Kerampuilh. Beaucoup de coups de coeur, avec une palme de l’émotion pour Jane Birkin, le folk beatnik de Devendra Banhart ou la générosité musicale de Ridan.

 

 Vincent Segal confiait, à la veille des Eurockéennes de Belfort (lire article du 1er juillet), son inquiétude de voir un festival devenir "une gigantesque fête de la bière", et craignait que les Vieilles Charrues ne s'en approchent dangereusement. A la vue de l’édition 2005, à la programmation léchée et éclectique, on aurait du mal à lui donner tort. Sans vouloir tomber dans la critique réac’, le festival de Carhaix ne prend pas que l’eau (des averses ont transformé scènes et site en pataugeoire), il prend aussi la bière, avec toutes les conséquences prévisibles. Premières victimes, les spectateurs eux-mêmes, lorsque les oreilles captent mieux les hurlements pochetronés que les guitares écorchées des musiciens. Ces derniers sont les deuxièmes à souffrir : le groupe Ghinzu, triomphal trois semaines plus tôt aux Eurockéennes, avec son récent et superbe album Blow, aura sans doute mal apprécié de jouer dans une ambiance de criée. Le public aura pour sa part mal compris de voir les Belges si attendus se produire en même temps que l’un des mastodontes de l’édition, les anglais New Order.

 

    Bile vidée, place aux bons moments, et ils furent nombreux, de ces 14èmes Vieilles Charrues. A commencer par les "Arabesques" dessinées par Jane Birkin dès vendredi. Reprenant la formule arabo-andalouse qui lui sied tant depuis quelques années, elle a livré un concert à fleur de peau, tout en ruptures de rythmes. Elle ouvre les festivités avec une Elisa transformée des ongles à la jongle des cheveux. Parfaite transition après les temps contre-temps d’Ibrahim Ferrer, du Buena Vista Social Club, entré sur la scène Glenmor une heure plus tôt avec son band pure Jamaïque. La grande Birkin (pourtant pieds nus), de retour d’une tournée qui l’a menée de l’Australie à Kiev, enchaîne les tubes réorchestrés, de Couleur Café en Amours défuntes, des Dessous chics à Comment te dire adieu en final tout trouvé. Tantôt souriante, notamment lorsqu’elle partage la scène avec Alain Chamfort venu spécialement, tantôt grave, quand elle rend hommage aux "Bretons qui ont tous caché des aviateurs anglais" pendant la deuxième guerre mondiale ou appelle à la solidarité avec l'otage franco-colombienne, Ingrid Bétancourt, tantôt intime (elle expliquera plus tard qu’elle a, avec sa mère, disséminé les cendres de son père sur diverses plages normandes), elle émeut la foule au point que la pluie n’est pas de trop pour dissimuler les larmes qui roulent çà-et-là. 

 

 Au chapitre des coups de coeur, la journée de samedi a fait le coup du chapeau avec trois artistes aux univers personnels et décalés. Laetitia Shériff d’abord, inaugure la journée avec Time goes by, chanson d’ouverture de son album Codification (2004). La franco-turque vit à Lille, mais elle jure que ce n’est pas elle qui a amené la pluie ! Son rock étrange, qui l’a fait comparer à juste titre à PJ Harvey (on pourrait aussi parler d’une Emilie Simon jouant de la basse en jean ...), se révèle sec, grave, parfois à la lisière du fantastique, avec une voix chuchantante qui éclate, par instants lumineux, en étincelles lyriques. Elle a à peine quitté la scène Kerouac que le franco-algérien Ridan, défie la pluie avec son patchwork chanson-rap-reggae, plus proche de Brassens et Renaud (une de ses chansons s’appelle Laisse béton, et devient ici Reste breton) que de La Rumeur. Devant 20 000 personnes, il enchaîne L’Agriculteur et Le Quotidien, avant de se lâcher dans les flaques accumulées sur le devant de la scène. Un triomphe mérité ponctue ce set débraillé.

Loin de la chanson française, loin de tout d’ailleurs, sauf peut-être de Cat Stevens, Marc Bolan ou Nick Drake, Devendra Banhart attend le public pour un des moments les plus forts du festival. Il a sa gueule d’ange mais pas sa barbe : mascara aux yeux et créoles aux oreilles, il joue sur la frontière homme-femme (un Indien l’aurait doté d’un prénom féminin), et fait résonner sa voix au vibrato impeccable. Venu spécialement avec son groupe proche de la communauté hippie, le jeune homme de 24 ans pioche au gré des 4 albums qu’il a sortis en trois ans ! La tonalité résolument folk, les choeurs de son band, les guitares mi-acoustiques mi-électriques, s’unissent à la gadoue spongieuse pour transporter le mythe Woodstock en plein cœur du Finistère.

 

    Les omniprésents Mickey 3D, Amadou et Mariam (Luke avait officié la veille), font leur cuisine, et l’heure des surprises revient sonner à l’arrivée de Louis Bertignac. Il défend Longtemps, son dernier opus, et met la foule dans sa poche avec une reprise reggae de Cendrillon puis Ces idées-là, dont le public reprend les choeurs pendant près de 10 minutes. Grand moment. Pas le temps de traîner toutefois, LA star de l’édition, n’en déplaise aux épais Deep Purple venus la veille, s’apprête à rentrer, disons plutôt ramper, sur la grande scène : Iggy l’iguane, accolé à ses Stooges reformés, emporte tout sur son passage. Jamais aussi bon que dans sa formule pré-punk, roi du binaire haut la main, il rugit I wanna be your dog à deux reprises (dont un final effrayant de décibels) et No fun, moment extraordinaire où le chanteur à la tignasse filandreuse, moulé dans un jean taille basse sans caleçon, fait venir une vingtaine de personnes sur scène pour un show d’une sauvagerie rare. Dans le public, des femmes portées à bout de bras se déshabillent, des mains se font baladeuses, 60 000 personnes hurlent ... La rage Pop met la plus grande claque du week-end à un public sonné. Même les Kills, duo américain à fortes pulsations rock, ne peuvent assurer la relève dignement.

La journée du dimanche non plus ne pourra pas relever le défi de passer après l’Iguane. Malgré l’univers parallèle de Nosfell, la pop-sucrette de Florent Marchet, ou la venue attendue de Bernard Lavilliers et surtout de Michel Delpech, l’après-midi s’écoule lentement comme une journée post-cuite. La soirée en revanche clôt en beauté le festival : Rachid Taha déménage la Bretagne au Maghreb, les Franz Ferdinand présentent leur deuxième album (sortie prévue à la rentrée 2005), Kool Shen offre ses dernières vibrations scéniques. Laurent Garnier enfin, après ses collègues nocturnes LCD Soundsystem vendredi et le Dijonnais Vitalic samedi, fait résonner la boue et trembler la bière une dernière fois. En attendant le 15ème anniversaire... et en prévision un concert de Johnny Halliday.