Emeline Michel
Chanteuse originaire d’Haïti dont la voix est appréciée bien au-delà, Emeline Michel revient avec Rasin Kreyol, un nouvel opus qui quoique profondément enraciné dans son île natale revendique une identité créole ouverte. Au fil des titres où se croisent, s’entrecroisent rythmes haïtiens et influences jazz, pop ou brésiliennes, Emeline Michel dessine un portrait contrasté de la réalité de son pays.
Une voix haïtienne, un engagement mondial
Chanteuse originaire d’Haïti dont la voix est appréciée bien au-delà, Emeline Michel revient avec Rasin Kreyol, un nouvel opus qui quoique profondément enraciné dans son île natale revendique une identité créole ouverte. Au fil des titres où se croisent, s’entrecroisent rythmes haïtiens et influences jazz, pop ou brésiliennes, Emeline Michel dessine un portrait contrasté de la réalité de son pays.
RFI Musique : Qu’elles sont les grandes étapes de votre carrière ?
Emeline Michel : J’ai d’abord été soliste dans une chorale avant de gagner le dixième prix d'un concours organisé par la compagnie aéronautique American Airlines en 1987, ce qui m'a permis d'enregistrer ma première chanson et d’être écoutée partout en Haïti. En 1988, un autre prix m'a donné l'occasion de faire des études au Detroit Jazz Center. De retour en Haïti, j'ai écrit Flanm, mon premier tube avec lequel j’ai fait le tour du monde. Voici les grandes étapes du début de ma carrière. Ensuite s’est écoulée une dizaine d’années dont je retiens entre autres les trois mois passés à Jacmel dans le sud d'Haïti lors de la conception de Cordes et Ame, un album très marquant dans ma carrière. C’est un tournant important, d’ailleurs il est aujourd’hui considéré comme un classique.
Rasin Kreyol, votre tout nouvel album reçoit lui aussi un très bon accueil ?
C'est un album entre rage, nostalgie et regain d’espoir à l’image des péripéties qui secouent mon pays, particulièrement ces deux dernières années. Musicalement, j'ai privilégié les rythmes traditionnels d’Haïti comme le compas, la musique de danse la plus populaire en Haïti. C’est la musique des grands bals, celle que joue Tabou Combo par exemple. Karidad, l’une des chansons de mon nouvel album est un clin d'oeil nostalgique aux big bands qui ont bercé mon enfance et desquels on a hérité le compas. Le rara, un autre rythme haïtien est aussi très populaire. On le joue la nuit après le carnaval. Des petits groupes avancent dans les rues avec des bambous, des clairons, des tambours, et de nombreux instruments inventés, bricolés. Ils chantent et dansent, attirant à eux au fil de leur avancée un public enthousiaste. Toutes les couches sociales de l’île sont représentées et mélangées. Cela dure jusqu'aux petites heures de l’aube. Une façon pour moi d’affirmer qu'on est encore debout, qu'il nous reste des richesses certaines.
Ces rythmes haïtiens ne sont pas vos uniques influences. Votre musique est aussi traversée par le jazz, la pop ou les rythmiques brésiliennes ...
Je suis évidemment fascinée par les rythmes haïtiens, mais aussi attirée par tout ce que j’ai pu entendre à la radio dans mon enfance (Tania Maria, Bob Marley, Nina Simone, Mahalia Jackson ...). Ma musique embrasse toutes ces influences, tout en cherchant à rester intègre. Je suis tout à fait reconnaissante de l'amour que je reçois du public tant à Haïti qu’à travers le monde, d’autant plus que la scène musicale haïtienne compte assez peu de figures féminines. C’est une fierté supplémentaire.
Vous avez créé votre propre label. Quelles sont les raisons de ce choix ?
J’ai été en contrat avec Sony-USA. Cela a été une perte totale de temps et d'énergie. Après cette expérience malheureuse, il m’a semblé indispensable de retrouver le contrôle sur ma musique. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Il est vraiment important de signer ses propres chèques, et surtout de bâtir son propre plan de carrière. Aujourd’hui, je le fais et j'en suis très heureuse.
Vous écrivez dans les notes de cet album: "Je suis absolument fière d’être née de la première république noire". A l’heure du débat renaissant autour de la prise en compte de l’esclavage, quel est votre état d’esprit sur ce sujet ?
Je suis très partagée. La prise en compte, la reconnaissance de l'esclavage restera toujours pour moi un axe fort de combat. Mais, un axe positif de combat. Je suis effrayée par les gens qui restent bloqués, confinés dans ce passé sans chercher à avancer, à transformer ce présent aberrant dans lequel on est aujourd’hui plongé. Les trois premières chansons de cet opus y font en partie référence. Dans Bel Kongo, la première, je plaide pour un retour à nos sources et réclame un nettoyage profond de ce qui nous empêche d'avancer. Ban’m La Jwa est une prière au Tout-puissant. Je lui demande de nous gâter, de continuer à nous offrir tout ce que l'argent ne pourra jamais acheter : la force, la joie, la patience et la sérénité. Beni-yo salue et vénère le courage de ceux qui mettent leur vie en danger et qui se battent pour la liberté et le changement. Dans Lom Kanpe, une autre chanson, je relate la différence de traitements appliqués aux réfugiés haïtiens et cubains aux Etats-Unis. Les premiers lorsqu’ils échouent sur les côtes américaines, non loin de Miami comme ce fut le cas en 2003, sont immédiatement incarcérés tandis que les Cubains bénéficient eux de l’asile politique. Mais je n’oublie pas non plus les membres de la diaspora haïtienne à qui je m’adresse à travers Nasyon Solèy. Nous sommes des milliers à travers le globe à participer à la reconstruction d'autres pays, pendant que le nôtre, Haïti, s’effondre.
La situation de votre pays est si alarmante ?
Elle est désespérante ! Il y a tellement de violences, d’enlèvements, d'assassinats que l'Institut Français et moi avons choisi d’annuler une tournée haïtienne qui était planifiée du 12 au 24 juin pour la célébration de la fête de la musique. Je suis totalement abasourdie.
Votre dernière chanson est plus optimiste ?
Mon Rêve est une complainte en français, la seule de l’album. Elle annonce le temps des cicatrices. C’est un rêve, un rêve universel, un rêve de paix.
Emeline Michel Rasin Kreyol (World Connection) 2005