Les nouveaux koristes

Symbole de l’Empire du Mandé, la kora reste immuablement associée à la tradition musicale africaine. Après Mory Kanté et son tube Yéké Yéké, une nouvelle génération de koristes habitée par la tradition a le souci d’emmener l’instrument vers d’autres horizons. Parmi eux, Ba Cissoko, Ali Boulo Santo mais aussi Toumani Diabaté, qui forme un duo inédit avec le nordiste Ali Farka Touré sur In The Heart Of The Moon

La modernisation d’un instrument traditionnel

Symbole de l’Empire du Mandé, la kora reste immuablement associée à la tradition musicale africaine. Après Mory Kanté et son tube Yéké Yéké, une nouvelle génération de koristes habitée par la tradition a le souci d’emmener l’instrument vers d’autres horizons. Parmi eux, Ba Cissoko, Ali Boulo Santo mais aussi Toumani Diabaté, qui forme un duo inédit avec le nordiste Ali Farka Touré sur In The Heart Of The Moon

      Qui sait remonter le pli amidonné d’un boubou sur son épaule et manier les cordes de la kora ne reste jamais seul à Bamako, Conakry comme à Montreuil, en banlieue parisienne. Il y aura toujours une fête, un baptême ou un mariage qui requiert les talents et le son d’une kora, compagne par excellence des griots qui s’appuient sur sa cascade de note pour louer les nobles et raconter l’histoire de l’Afrique. Mi-luth, mi-harpe, cette gironde calebasse est surmontée de 21 cordes (sept pour le passé, sept pour le présent et sept pour le futur”) pincées avec le pouce et l’index. Sa naissance se confond avec celle de l’empire mandingue, au XIIIe siècle dans un village aujourd’hui situé en Guinée-Bissau.

Une pédale wah-wah pour la kora

Si cet instrument reste associé aux grands faits du Mandé et à l’empereur Soundiata Keita, le XXe siècle a néanmoins changé son visage. Il s’est frotté à quelques cousins d’Inde ou du Japon, a dialogué avec les répertoires du Wassoulou, au sud du Mali, ou de Tombouctou, aux portes du Sahara, ses cordes sont devenues en nylon… La kora se trouve même aujourd’hui prolongée par une pédale wah-wah, l’apanage des rockers ! Le Guinéen Ba Cissoko et son jeune cousin Sékou Kouyaté ont bricolé depuis 1999 une kora reliée à cette fameuse pédale qui barde d’effets le son cristallin des cordes ancestrales. Leur compatriote Ali Boulo Santo, issu de la même jeune génération, utilise lui aussi une kora wha-wha sur son album Komo Felle enregistré pour le label Frikyiwa de Fred Galliano. Il fait voguer l’instrument vers une langoureuse kora-salsa, au sein d’un quintet original (guitare, basse, percussions et la voix de la chanteuse Hadja Kouyaté).

Dans un passé un peu moins proche, la kora s’était déjà dotée d’une clef remplaçant les nombreux noeuds que les anciens faisaient glisser sur le manche. Djeli Moussa Diawara (membre du Kora Jazz Trio avec Abdullaye Diabaté et Moussa Cissoko) l’avait aussi quelque peu chahutée en lui rajoutant onze cordes (soit 32) pour flirter avec le blues, la salsa, le flamenco ou même les musiques hawaïennes avec le jazzman Bob Browman…

Kaira, un symbole national

 

 Avant ces révolutions technologiques, ces sauts vers la modernité, dans la deuxième moitié du XXe siècle, la kora s’est trouvée associée à une chanson au Mali. En 1946, quatorze ans avant l’indépendance du pays, Kaira devient un symbole national. Popularisée par le koriste Sidiki Diabaté, elle prône la concorde et la paix. Devenue hymne mandingue, Kaira loue le mouvement de résistance culturelle éponyme qui apportera son soutien au Rassemblement Démocratique Africain, premier grand parti des indépendances.

Maître malien ès kora, Sidiki Diabaté est le premier à immortaliser cet hymne sur disque. Quarante ans plus tard, son fils Toumani lui rend hommage en enregistrant son premier album qu’il intitule logiquement Kaira. Toumani appartient pourtant à une autre génération, il a grandi en écoutant Johnny Hallyday, Jimmy Cliff, James Brown, Jimi Hendrix, Otis Redding… Même s’il est issu d’une illustre lignée de 70 générations de griots et de joueurs de kora, il a appris seul, en écoutant son père.

Duo historique

En 2005, lorsqu’il scelle des dizaines d’années de relations stellaires avec Ali Farka Touré (son noble, son diatiki) pour former ensemble un duo inédit sur l’album In The Heart Of The Moon, Toumani choisit de reprendre Kaira. Le répertoire du Mandé et l’approche nomade nordiste du guitariste Touré ne s’étaient encore jamais croisés.

Charpentée par le bon sens paysan des paroles d’Ali, qui chante l’amour, le travail, le village et le voyage comme on égraine le chapelet de la vie, leur association fonctionne avec une fluidité déconcertante. Pourtant, elle est historique sur le plan musical, puisqu’elle marie la gamme mineure pentatonique d’Ali avec le registre harmonique heptatonique de Toumani. “C’est une première du genre. Mon père ne jouait pas comme mon grand-père, il a été un des premiers à utiliser la kora en basse, en accompagnement et en solo, je dois moi aussi ouvrir un nouveau chemin”, dit Toumani, le novateur. On n’a pas eu besoin de répétitions, tempère Ali, c’est une musique qui était en nous, que je partage avec Toumani, le dieu de la kora.”

Multiplier les rencontres expérimentales

 

    Avant cet album produit par l’Américain Nick Gold, souvent aperçu aux côtés d’Ali Farka Touré depuis 1988, Toumani avait déjà expérimenté des rencontres, notamment avec le joueur de koto (cousin japonais de la kora) Brian Yamakoshi, des musiciens indiens, le groupe flamenco Ketama, et avait enregistré un duo de kora avec son compère Ballaké Sissoko. Tous deux rendaient hommage à leurs pères, auteurs du duo Ancient Strings, en questionnant la modernisation de leur instrument. Ballaké a lui aussi creusé le sillon des croisements contemporains (Iran, Inde et Mali avec Nahawa Doumbia) dans une création du Festival de Royaumont, Le rythme de la parole. Au début, c’était dur, même entre Maliens ! Nahawa ne pensait pas que l’on puisse marier mes mélodies mandingues de griots avec son répertoire issu de celui des chasseurs du Wassoulou. Mais finalement, avec les Orientaux, on a réussi à offrir une autre vision du monde !” Le métier à tisser qu’est la kora promet d’autres tricotages, vers la Chine ou l’Algérie. De son côté, Toumani vient d’enregistrer sous la houlette de Nick Gold un album avec le Symmetric Orchestra, cette formation composée de musiciens du Niger, de Guinée, du Sénégal, de diverses régions du Mali. Car celui qui a goûté le miel une fois ne pourra plus jamais s’en passer.

Ali Boulo Santo Komo Féllé (Frikyiwa/Night & Day) 2004
Ali Farka Touré & Toumani Diabaté In The Heart Of The Moon (World Circuit/Night & Day) 2005