Pro tools et ... anti tools !
Plus rien en studio n’est semblable aux temps héroïques de la bande magnétique : un logiciel Pro tools règne en maître, qui pourrait bien finir par changer la musique elle-même. Tour d’horizon des pour et des contre avec la crème des artistes français.
Un logiciel modifie les techniques d'enregistrement
Plus rien en studio n’est semblable aux temps héroïques de la bande magnétique : un logiciel Pro tools règne en maître, qui pourrait bien finir par changer la musique elle-même. Tour d’horizon des pour et des contre avec la crème des artistes français.
Pro Tools ? Il sort peu de disques pour lesquels on ne l’a pas utilisé. Certains y voient la main du Diable dans l’art, d’autres un outil d’une puissance et d’une utilité incomparables. En quelques lustres, le logiciel (ou plutôt l’ensemble de logiciels) de Digidesign s’est imposé comme l’outil standard des studios d’enregistrement, mais aussi des musiciens eux-mêmes – pour peu qu’ils aient un peu la fibre technologique. Et, forcément, cet outil fait débat : en influant sur les méthodes et les techniques de travail, Pro Tools ne finit-il pas par peser aussi sur la musique elle-même ?
Dans des esthétiques éloignées, on a pu entendre Laurent Voulzy ou Rodolphe Burger, par exemple, se réjouire des possibilités infinies que permet le travail en numérique, pour le son comme pour le montage. Les personnalités les plus autarciques de la chanson française, Christophe et Gérard Manset, utilisent couramment Pro Tools dans leur studio personnel. Même la chanteuse Juliette s’y est ralliée, certes seulement "pour faire des maquettes un peu propres avant l’enregistrement. Mais, en studio, aucune machine ne tourne."
Car l’ordinateur de studio, sur lequel on peut découper, triturer et reconstruire à l’infini les enregistrements, cet outil-là peut faire peur. Quand Bernard Lavilliers nous parlait de la simplicité de moyens avec laquelle il a souhaité enregistrer Carnets de voyage, il se disait "effrayé quand je vois quatre-vingt-dix pistes sur les grands écrans Pro Tools. Ça veut dire qu’il n’y a pas de direction artistique." Curieusement, il semble contredit par un des groupes français les plus imperturbablement intègre et arty, les Têtes Raides : pour leur dernier album, ils ont rebâti une chanson sous Pro Tools, après des séances d’enregistrement qui n’avaient pas permis d’en donner une version satisfaisante.
L'illusion des machines
Reste que les relations avec l’outil sont souvent ambiguës : Michel Jonasz, par exemple, passe des mois dans son studio équipé de Pro Tools pour réaliser l’album Pôle Ouest, puis décide de tout faire sans machines pour l’album suivant, Où vont les rêves. Jean-Louis Murat, qui l’a utilisé pour l’album Mustango, s’en agace beaucoup rétrospectivement quelques années plus tard : "Avec l’ordinateur, n’importe qui peut jouer à l’artiste et se prendre pour Massive Attack. Surtout, n’importe qui peut faire un disque qui se tient à peu près. Les machines permettent de faire illusion."
Illusion ? On en parle souvent à propos de la fonction la plus révolutionnaire de Pro Tools, "l’autotune". L’idée est simple : lorsqu’une note n’est pas tout à fait juste, l’outil la corrige en la haussant ou en la baissant d’un quart de ton ou d’un ton entier. Il ne s’agit pas de faire atteindre le contre-ut de la Callas à Pavarotti, mais de "soulager" une voix qui atteint difficilement une note ou de gommer un "pain" dans un passage que l’on souhaite conserver.
Jadis, au temps de la bande magnétique et aux débuts du numérique, on "varispeedait", du nom de l’outil employé : le varispeed, ralentissait la vitesse de la bande pour remonter la note, l’accélérait pour la rendre plus aiguë. Seul défaut : le timbre de la voix était modifié. Or l’ordinateur, en corrigeant la hauteur de la note, n’altère pas le timbre. Un miracle pour les voix au grain fragile, les débutants ou simplement les chanteurs de rock violent qui ne peuvent pas toujours maîtriser à la fois puissance et justesse.
Autotune pour inperfections
Et puis, tout simplement, l’autotune s’est imposé dans les studios comme l’outil à gommer toutes les petites imperfections. Juliette Gréco, qui bute souvent sur le même mot dans une de ses chansons, admet volontiers que, sur un de ses enregistrements en public, ce mot a été remplacé grâce à une manipulation sur ordinateur, "par égard pour l’auteur du texte". Michel Delpech reconnaît quelques corrections par l’autotune, comme Michel Sardou qui tempère toutefois les prodiges de l’outil : "Pro Tools ne vous fait pas mieux chanter. Ce qu’il peut faire, c’est arranger un petit défaut minime." William Sheller, que l’on ne peut soupçonner d’être un musicien indulgent, admet employer l’autotune "dans les live quand il y a un sax un peu faux, quand une prise est vraiment bien avec juste une mauvaise note. Evidemment, il ne faut pas qu’on l’utilise dès qu’une chanteuse est bien foutue mais chante toujours en dessus ou en dessous." Il sait de quoi il parle : l’ingénieur du son de son dernier album a aussi œuvré sur des disques d’artistes venus de la téléréalité. "Là, l’autotune chauffe : il faut faire vite, travailler avec ce qu’on a. Moi, je pense que je ne suis bon à rien quand je dois faire cinq prises d’une chanson. Il m’a dit qu’eux en font parfois vingt-cinq et qu’il monte ensuite syllabe par syllabe. C’est une autre forme de produit, une autre génération..."
Cette autre génération d’artistes, ce peut être aussi une autre génération d’auditeurs. Bertrand Burgalat propose la vision la plus "politique" de Pro Tools, vision qui nous invite à réfléchir à nos propres habitudes et à nos propres goûts : "L’oreille est en train de changer avec Pro Tools, comme l’œil est changé avec Photoshop. Dans les magazines où aucune photo ne paraît sans avoir été retouchée, les mannequins ont des corps de rêve auxquels on s’habitue comme étant comme la norme physique. De même, on s’habitue à la régularité de toutes les voix réaccordées à l’autotune. Notre oreille devient très à cheval sur la justesse – pour vérifier, j’ai réécouté La Solitude de Léo Ferré, et c’est instructif ! Le temps viendra où l’on n’entendra plus une voix naturelle sur les radios".