Que reste-t-il de Gainsbourg ?
Quinze ans après la disparition de Serge Gainsbourg, l'œuvre du chanteur français a plus que jamais l'apparence d'un territoire que les musiciens d’aujourd’hui et de demain n’ont pas fini de défricher.
L'héritage musical du chanteur français
Quinze ans après la disparition de Serge Gainsbourg, l'œuvre du chanteur français a plus que jamais l'apparence d'un territoire que les musiciens d’aujourd’hui et de demain n’ont pas fini de défricher.
Que faire des chanteurs morts ? En cas d’audience assurée à la télévision, on organise des émissions spéciales (Jo Dassin, Claude François, Daniel Balavoine…) et on entretient la mémoire en bousillant les hits à travers les relectures scolaires des star-académiciens de tout acabit. En cas d’audimat aléatoire, on baptise des ronds-points et des médiathèques de leurs patronymes (Brassens, Ferré, Brel…). Gainsbourg, dans tout ça ? Ailleurs, comme d’habitude ! Dans l’exploitation continuelle et récurrente du catalogue – bientôt, comme Jimi Hendrix, l’une de ses rares idoles avérées, il aura sorti plus d’albums mort que vivant – mais surtout, vivace et pertinent, dans la musique d’aujourd’hui. Ici et là, partout, et même où on ne l’attend pas. Et si la période commémorative de sa disparition permet, outre les classiques rééditions (le Live au Palace 1979, pur reggae roots), l’éclosion de produits de saison comme cet album de reprises hommage des vedettes pop rock du moment (Franz Ferdinand, Placebo, Michael Stipe, The Kills et consorts sur Monsieur Gainsbourg Revisited), qu’on ne s’y méprenne pas : le culte ne s’est jamais démenti, tout au long de cette décennie et demie sans lui.
Une référence, tous genres musicaux confondus
Quelques souvenirs ? MC Solaar empruntant Bonnie & Clyde pour son Nouveau Western. Air s’agenouillant devant l’influence déterminante de Gainsbourg pour élaborer sa musique aérienne à vocation planétaire. Benjamin Biolay, Chet, et tant d’autres élégants chanteurs à mèche essayant de faire oublier leur complexe d’Œdipe flagrant. De La Soul samplant à plusieurs reprises le maître sur leur deuxième album à succès. Beck, thuriféraire déclaré, parodiant Melody Nelson sur son Paper Tiger.
Mick Harvey, musicien de Nick Cave, qui commit deux parfaits albums de reprises-adaptations de Gainsbourg en 1995 et 1997 et oeuvra pour sa réputation dans les milieux anglophiles. Et puis Texas, Massive Attack sur le remix légendaire de Karmacoma par Portishead (autres adorateurs déclarés), ou encore une tripotée d’artisans électro : UFO, Renegade Soundwave, Mirwais… Gainsbourg, durant toutes ces années 90 qu’il n’aura pas connues, a été l’un des compositeurs les plus samplés, l’un des inspirateurs les plus cités, par les pratiquants de genres aussi imperméables, a priori, que le rock, la pop, l’électro, le rap, la house... Les DJ du monde libre, spécialistes de la quête du Graal vinylique, se délectant pour leur part de pistes rares dénichées dans les nombreuses musiques de film composées par Gainsbourg dans les années 70.Quant aux années 2000, elles suivent le même chemin. Le talent de mélodiste inné, le flair pour choisir les arrangeurs partenaires (Goraguer, Colombier, Vannier), l’intuition des styles qui vont faire florès (jazz, afro-cubain, british rock, reggae, punk, r&b…), le savoir-faire pour marier tous ces éléments, c’est ce qui fascine toute une jeune génération d’artistes rock en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, ces temps-ci. Un phénomène qu’aucun autre chanteur français n’a jamais pu expérimenter, et c’est d’autant plus sidérant qu’ici, on loue certes le talent de compositeur de Gainsbourg, mais c’est surtout son génie d’auteur qui est célébré. Or cette dimension essentielle, impossible à adapter en anglais, par définition, ne semble pas poser de souci à tous ces artistes qui ne parlent pas français, et donc perdent une partie vitale de la quintessence “gainsbourienne”. Ce paradoxe aurait plu à celui qui le cultivait avec tant de grâce.
Gainsbarre s'efface au profit de l'artiste créateur
Il est d’ailleurs rassurant qu’avec le temps s’efface l’ombre parfois gênante de Gainsbarre, le personnage médiatique superfétatoire des dernières années. Les teenagers qui découvrent aujourd’hui Gainsbourg ont certes quelques repères en tête : les sempiternelles séquences ressassées par les émissions en tranches. Mais combien ça fait en euros, un billet de 500 balles au bout d’un zippo ? Et Whitney Houston en mijaurée, n’est-ce pas de l’archéologie, aujourd’hui qu’elle est plus présente dans les pages faits-divers pour abus de drogue et de bastons domestique que dans les charts ? Tous ceux qui n’ont pas vécu ces multiples dérapages en direct ont bien imprimé la dimension mythique du personnage, mais ils se concentrent sur l’essentiel, ce que Gainsbourg créait, plutôt que ce qu’il était.
Ce qu’il a créé en une poignée de décennies persiste à ne pas vieillir. On s’en rend compte à chaque coffret, chaque compilation thématique, chaque réédition raisonnée. Ces jours-ci, le coffret Mister Melody (4 CD, longtemps attendu par les fans), vient réunir bon nombre des pépites qu’il enfanta pour des interprètes variés, à prédominance féminine (et sexy). Car outre ses chefs-d’œuvre personnels, il en livra un tombereau pour d’autres voix que la sienne, phagocytant à chaque fois la personnalité de ceux et surtout celles qui le chantèrent.À coup sûr, cette possibilité de relecture d’incunables rares va hypnotiser les créateurs d’aujourd’hui, qui persisteront à se réfugier sous l’ombre tutélaire de celui qui trinque, au bar, avec la postérité.
Monsieur Gainsbourg Revisited (Mercury/Universal) 2006
Mister Melody (Mercury/Universal) 2006