Jean-Jacques Milteau sur scène
Avec l’excellent album Fragile, l’harmoniciste et compositeur français Jean-Jacques Milteau poursuit son immersion profonde dans le vaste domaine de la musique américaine. La suite sur scène, lors d’une tournée pour oublier l’hiver qui débute au Sunset à Paris.
Harmonica blues
Avec l’excellent album Fragile, l’harmoniciste et compositeur français Jean-Jacques Milteau poursuit son immersion profonde dans le vaste domaine de la musique américaine. La suite sur scène, lors d’une tournée pour oublier l’hiver qui débute au Sunset à Paris.
Façon de mettre les choses en perspective, le concert de Jean-Jacques Milteau démarre en finesse sur des blues instrumentaux, aux accents country ou tendance jazz, avec une exposition de solos en alternance, basse, guitare et harmonica. Une fois le climat installé, il enchaîne sur un boogie-woogie bien rythmé, "dont l’auteur est mort, selon la légende, trois jours après sa création, une nuit de 1928". Pas une simple anecdote. Un concert de Milteau n’est jamais une pure performance scénique, c’est aussi une plongée dans l’histoire de la musique du sud des Etats-Unis, dans sa variété stylistique, et son éventail émotionnel.
"Aujourd’hui, les Etats-Unis ne sont plus un pays attirant, pour des raisons qui ne sont pas musicales", précise Milteau. Pourtant, au cours du XXe siècle, c’est là que s’est constituée une partie importante de notre culture. Adolescent, Milteau fut attiré par la dimension de contre-culture découverte chez Bob Dylan. "À ce moment, j’ai changé tous mes disques des Beatles pour ceux de Dylan, dont la musique avait quelque chose de complètement nouveau pour moi. Puis, j’ai commencé à découvrir et rêver de blues"…
"Cela dit, jouer du blues à présent n’a rien d’un acte rebelle ni politique". Néanmoins, on y trouve des idées et des sentiments valables pour tout le monde, comme un folklore universel. Le blues est un héritage humain que l’on retrouve recréé dans beaucoup d’autres musiques. "Certes, le blues a ses racines, porte une histoire, mais chacun se l’approprie selon sa propre sensibilité. Parfois, l’image que tu te fais de l’extérieur est presque plus intéressante que la réalité". Comme les aborigènes australiens, Milteau aime l’idée d’une réalité concrète et d’une réalité rêvée qui avancent en parallèle. "Un môme m’a demandé pourquoi j’aimais le blues, si je n’étais pas noir…Je lui ai répondu : ce que l’on crée appartient à l’humanité". A la question de savoir s'il est un bluesman, l'intéressé répond : "Non, je ne suis pas un bluesman, plutôt un blues fan. Je n’ose pas me comparer à un bluesman, car je suis étranger à son contexte social, culturel, ethnologique".
Voix noire, voix blanche
La chanteuse Demi Evans entre en scène. Sa belle voix, sa sensibilité extrême et son sens inné du rythme, mettent le feu. Cette dimension féminine est très importante dans la musique actuelle de l’harmoniciste. Dans son dernier album, puis en alternance sur scène, c’est Demi et Michelle Shocked, une chanteuse noire et une autre blanche, Texanes toutes les deux, qui viennent marier leur voix à l’harmonica inspiré de Milteau.
Demi Evans a baigné dans le blues depuis son enfance. Elle connaît un large répertoire, possède un background intéressant de soul et rock. Milteau et elle se connaissent depuis un an. Ils ont préparé le disque Fragile ensemble, ont joué en trio avec Manu Galvan, et la relation semble très facile et agréable. "Elle a vite compris notre façon de fonctionner comme groupe. Je voulais une voix-instrument et non une chanteuse accompagnée. Chez nous, chacun est respectueux de l’espace de l’autre, une attitude pas toujours présente chez les chanteurs. Dans ma vie de sideman, j’en ai connu de très individualistes".
La rencontre de Milteau avec des musiciens noirs américains fut plutôt tardive. L’album précédent, Memphis, est une première expérience discographique dans ce sens. "Ce disque marquait un nouveau départ dans ma vie musicale. C’est aussi le fruit de ma première collaboration avec le producteur Sébastien Danchin, un érudit de la musique noire étasunienne. Il m’a beaucoup aidé à donner un nouvel élan à mon travail musical".
Retour au Sunset. Une citation de Neil Young s’enchaîne avec un hommage à Ray Charles, puis une référence à Little Waters, le tout servi par un magnifique jeu d’harmonica, une guitare tout en finesse, une basse acoustique très assurée. En prime, la sensualité et l’expression corporelle généreuse de la chanteuse, laquelle envoûte et fait chanter même les plus récalcitrants. Au fil du programme, Milteau insiste sur la richesse et la complexité de l’évolution de la musique. Elle n’est jamais monochrome, ni enfermée dans une communauté : la country jouée par des noirs, le blues joué par de blancs. Elle est toujours en mouvement. Un solo d’harmonica, sans amplification et tout proche du public, précède une clôture en apothéose, sur un morceau soul de Marvin Gaye. À suivre, durant le mois de mars…et avril.
Francisco Cruz
Jean-Jacques Milteau Fragile (Universal Jazz) 2006
En concert : jusqu'au 19 mars au Sunset à Paris puis tournée en France