Anouar Brahem

Ces disques ne ressemblent qu’à leur auteur : Anouar Brahem. Le oudiste tunisien dresse depuis des lustres une cartographie d’un univers poétique sans pareil, où sensualité rime avec musicalité, où l’exigence est un code de bonne conduite. Esquisses de portrait à l’occasion de la parution d’un nouvel album, Le Voyage de Shar, suivi d’une série de concerts.

Le croisement fertile

Ces disques ne ressemblent qu’à leur auteur : Anouar Brahem. Le oudiste tunisien dresse depuis des lustres une cartographie d’un univers poétique sans pareil, où sensualité rime avec musicalité, où l’exigence est un code de bonne conduite. Esquisses de portrait à l’occasion de la parution d’un nouvel album, Le Voyage de Shar, suivi d’une série de concerts.

Anouar Brahem est une énigme dans le monde de la musique, tel que configuré en 2006. A bientôt 50 ans, le Tunisien persiste et signe une œuvre originale, aux frontières de bien des registres, élargissant notre perception du domaine des musiques actuelles, sans rejeter le cadre formel dans lequel il s’est élevé : la tradition. "Je suis lié à l’univers traditionnel, pas ligoté. Ce lien, je l’ai tout autant en composant pour le Britannique John Surman que pour le Turc Barbaros Erköse. Tout comme ce désir, cet élan, que j’ai d’aller vers des univers qui dépassent ce cadre de la tradition. Nous autres musiciens venant du Sud, on gagnerait beaucoup à être reconnus comme musiciens actuels. Quand on regarde un film de Kioristami, on parle ainsi, de renouveau dans le cinéma mondial. On a toujours tendance à penser que puisque cela vient d’Iran, d’Inde, c’est traditionnel, donc fermé, arrêté."

Pas de world music pour Brahem

Sur ce terreau fertile, il creuse un sillon profond depuis trente ans, cultive un discours tout à fait original qui raconte entre les lignes, l’identité d’un homme ouvert par nature à l’autre. Anouar Brahem bat en brèche bien des poncifs, s’en amuse sans artifices. "La musique, ce n’est qu’un espace de liberté et d’expression." Ne lui parlez pas de world music. "Une idée vieille comme le monde !" Trop de confusions, trop peu de créations.

A l’écoute du monde, le Tunisien n’élève jamais la voix pour se faire entendre. Ce n’est pas un hasard s’il se trouve à son aise chez ECM, le label au plus beau son après le silence, une définition qui illustre sa musique. "J’y ai trouvé le lieu idéal pour réaliser des projets, des envies, des rêves. C’est une réelle complicité, avec une exigence de rigueur et d’éthique infaillible, avec une liberté totale en dehors des contingences de rentabilité. Je le vois à travers ma collaboration, mais surtout à travers son catalogue, dont je suis le spectateur attentif. Plus qu’une esthétique globale, il y a une ligne conductrice, mais avec une grande diversité. Entre Charles Lloyd et Arvo Pärt, Kanchely et Garbarek. Manfred Eicher est un sculpteur de sons. Il met en place ces musiques dans un espace."

Depuis quinze ans, Brahem y élabore des projets où se croisent nombre de nationalités : l’Anglais Dave Holland comme le Turc Kudsi Erguner, le Norvégien Jon Christensen comme le Tunisien Hosni Lassad. Plus que d’où ils viennent, c’est où ils vont qui déterminent leur faculté à entrer dans cet univers. "L’intention de la composition donne le ton. Un musicien intelligent est celui qui en dehors de ces qualités techniques perçoit cela. Chacun laisse son empreinte spécifique, mais l’œuvre ne change pas."

Un certain goût pour le jazz

Cet oudiste est un virtuose. Certes, mais il vaut mieux le qualifier de musicien, tout simplement. "Mon rôle, c’est d’inventer une musique. Créer, c’est transgresser." C’est ainsi qu’il faut entendre son goût pour le jazz, dont il incarne une des nombreuses variantes. "Je ne suis en rien un musicien de jazz, mais je fais partie de cette communauté d’esprit à laquelle se rattachent des musiciens comme Egberto Gismonti." Ce n’est pas pour rien que cet étudiant du conservatoire, futur directeur de l’Ensemble musical de Tunis puis responsable du Centre des musiques arabes et méditerranéennes au début 90, a très tôt tourné le dos au rôle d’ameublement dans laquelle la variété arabe confine le oud. A cette époque, son maître, Al Sriti, choisissait une position de retrait. "Depuis vingt ans, les choses ont évolué. J’ai le sentiment d’un renouveau de création, que vient confirmer le retour du métier de lutherie…"

Depuis 2002, il travaille avec le pianiste François Couturier et l’accordéoniste Jean-Louis Matinier, deux musiciens au parcours élégamment sinueux, au diapason des rêveries plus mélancoliques que nostalgiques de l’homme de Carthage. "C’est le récepteur qui perçoit mon univers ainsi. Dans la vie, je ne suis pas du tout mélancolique. Dans ma musique, il y a une certaine gravité, mais aussi beaucoup de sérénité." Dramatiques, ludiques, légères, profondes… Il est difficile de cerner les atmosphères qui s’en dégagent. S’il confirme toutes les qualités bien connues de Brahem, improvisateur et compositeur qui évolue aux marges du jazz depuis trois bons lustres, la grande nouveauté de ce trio est son écriture, puisque le luthiste s’est mis au piano, l’emblème du tempérament européen, pour coucher le répertoire du Pas du chat noir (son avant dernier opus), plaçant cet instrument au cœur du dispositif, se rapprochant naturellement classiques tels que Satie ou Debussy. "J’ai un piano dans l’atelier que je touche de temps à autre, pour prendre un peu de nécessaire distance avec le oud. C’est ainsi que j’ai commencé par écrire des esquisses qui au fil du temps se sont imposées comme des pièces. Rien n’était prémédité."

Quatre ans et plusieurs tournées plus tard, ce trio est de retour avec Le Voyage de Sahar. C’est la première fois que celui qui aime se lancer des défis, à l’image de ce trio à l’instrumentation pour le moins inédite, revient sur ses pas. "En pensant et composant le répertoire, je ne songeais pas du tout à le jouer avec François et Jean-Louis. J’imaginais Barbaros par exemple. Et puis finalement, l’envie de continuer avec eux s’est imposée… " Points de suspension en forme d’interrogations, en guise de conclusion.

Anouar Brahem Le Voyage de Sahar (ECM/Universal) 2006
En concert  le 17 mars à Paris (Cité de la musique), etc.