Erik Marchand
Serbie, Roumanie, Bretagne et même Jacques Brel : Erik Marchand mêle musiques et répertoires dans un disque en quatuor, virtuose et humaniste.
Retour dans les Balkans
Serbie, Roumanie, Bretagne et même Jacques Brel : Erik Marchand mêle musiques et répertoires dans un disque en quatuor, virtuose et humaniste.
Certes, le nom d’Erik Marchand est écrit en plus gros sur la pochette de son nouvel album, mais son titre en dit bien l’esprit : Unu, daou, tri, chtar est un disque de quatuor, ou plutôt de quatre solistes réunis autour d’une douzaine de thèmes. Unu, daou, tri, chtar, c’est le chiffre un en roumain, puis deux en breton, trois en serbe et en breton, quatre en langue rom.
Quatre solistes, donc ? Erik Marchand, grande voix bretonne et depuis des lustres aventurier de musiques, de son légendaire trio avec Titi Robin et le percussionniste indien Hameed Khan à ses voyages en Europe de l’Est à la rencontre du Taraf de Caransebes. Et puis Costica Olan, tsigane du Banat, région de Roumanie voisine de la Serbie, et virtuose du taragot, hybride de saxophone soprano et de clarinette. Ensuite, Jacky Molard, violoniste gallo de Saint-Malo installé en Cornouaille. Enfin, Viorel Tajkuna, accordéoniste du Banat qui incarne toutes les ambiguïtés de sa région : "Il parle le rom puisqu’il est tsigane, le serbe parce que c’est la langue apprise à l’école et le roumain parce que c’est la langue parlée dans le village", explique Erik Marchand. Et cet accordéoniste étonnant ne possède pas d’accordéon : dans les mariages et les fêtes en Roumanie, le public préfère danser au son du synthétiseur.
Alors on ne s’étonne pas qu’Erik Marchand, grand connaisseur des musiques populaires des Balkans, note dans ce disque "un retour à un style des années 1960-1970, dans un genre un peu rétro, tout au moins à l’échelle de la Roumanie, puisque les styles y évoluent très vite. C’est un pays qui n’a pas le culte du collectage comme dans la musique traditionnelle en Europe occidentale. Enfin, cela commence à venir : on commence à rééditer des accordéonistes de Bucarest dont les cassettes étaient épuisées depuis des années. On a réédité Mariana Draghicescu. Peut-être le romantisme occidental s’insinue-t-il dans la mentalité roumaine… " Justement, le groupe reprend des chansons de Mariana Draghicescu, grande chanteuse de Timisoara ayant émigré aux Etats-Unis pour y finir sa vie dans l’alcool et la misère, survivant en chantant dans les bars des émigrés roumains de New York – "une vie de chanteuse de blues ou de rebetiko", résume Marchand.
Si l’on est habitué au chant d’Erik Marchand, porteur des splendeurs souvent minérales de la tradition du Centre-Bretagne, on sera peut-être surpris par les couleurs souvent plus aventureuses de sa voix sur ce disque : "Il y a plus de thèmes qui viennent de l’Europe de l’Est que de l’extrême Ouest, plus de thèmes serbes ou roumains que bretons, ce qui donne évidemment une interprétation plus ornementée, plus mélismatique – encore que je ne sois loin des ornements qu’utilisent les chanteurs roumains, que je trouve parfois un peu trop baroques. Chaque culture a sa culture vocale et la mienne est largement plus sobre que l’esthétique roumaine."
Marchand chante Brel
Il ose aussi une entrée en chanson, très inattendue. "Même si je chante en breton, qui n’est pas une langue partagée par beaucoup de nos contemporains, j’ai toujours fait attention aux textes. Le côté chanson était moins souligné parce que les thèmes sonnaient plus comme des airs de danse ou des thèmes purement traditionnels." Dans un des disques avec le Taraf de Caransebes, il y avait déjà un texte de Louis Aragon traduit en breton. Dans Unu, daou, tri, chtar, il s’attaque à un monument de la chanson humaniste française, Jaurès de Jacques Brel, tableau poignant de la condition des petites gens il y a un siècle, juste avant l'assassinat de Jean Jaurès, leader socialiste et pacifiste, au cours de cet été 1914 qui verra l’Europe basculer dans la guerre.
C’est moins l’amour de la chanson française que le sens de cette chanson qui a conduit Erik Marchand à l’enregistrer, en breton d’abord, puis en français. Trente ans après Brel, presque un siècle après l’époque dont parle le texte, il reprend son adresse aux jeunes générations : "Demandez-vous belle jeunesse/Le temps de l’ombre d’un souvenir/Le temps du souffle d’un soupir/Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?" Le chanteur assure : "J’avais enregistré cette chanson avant la crise du CPE" – qui a vu une jeunesse souvent qualifiée d’apolitique se dresser victorieusement contre un projet gouvernemental.
La transmission reste au cœur de son travail, au moins tout autant que sa délectation à pratiquer les formes classiques de la tradition. Ainsi, il chante toujours de temps à autre dans les festou noz, en compagnie de Yann-Fanch Kemener ou Annie Ebrel. Et, outre le quatuor de son nouveau disque et son ensemble Balkanik, regroupant Bretons, Roumains, Serbes et Turcs, il a lancé un nouveau groupe, ‘Norkst’ (il tient aux deux apostrophes, correspondant à la prononciation en centre-Bretagne du mot orchestre), pour "donner un enseignement et une pratique de la musique modale bretonne, faire une musique actuelle, moderne, avec tous les instruments de la musique bretonne d’aujourd’hui, mais en conservant une évolution parallèle à celle des cinquante dernières années, qui a été complètement dans le sens de l’harmonie." Il y voit le "possible d’une autre forme d’orchestration et d’écriture musicale, qui va se rapprocher des orchestres de nouba d’Afrique du nord." A la rentrée prochaine, il devrait sortir le premier album de ‘Norkst’, toujours sur son label Innacor.
Erik Marchand Unu, daou, tri, chtar (Inacar-L’Autre Distribution) 2006.
En concert : avec les Balkaniks du 27 au 30 juin à Saint-Denis ; avec le quartet Unu, Daou, Tri, Chtar le 15 juillet à Ploumanach, le 19 juillet à Quimper.