Ta mère dans l’isoloir !

Les frères ennemis du rap, Doc Gynéco et Joey Starr, roulent pour des équipes adverses, tandis que le rap français, sa crise d’adolescence passée, commence à mettre en pratique son sens inné de la politique, cette fois sur le terrain des institutions républicaines.

Quand le rap tutoie la politique

Les frères ennemis du rap, Doc Gynéco et Joey Starr, roulent pour des équipes adverses, tandis que le rap français, sa crise d’adolescence passée, commence à mettre en pratique son sens inné de la politique, cette fois sur le terrain des institutions républicaines.

Cela n’aura échappé à personne : Doc Gynéco est apparu aux côtés de son ami Johnny Hallyday, coincé entre François Fillon et Patrick Devedjian, au premier rang de la brochette des supporters privilégiés de Nicolas Sarkozy lors de son discours de clôture de l’université d’été de l’UMP. Est-ce à dire que le rap, musique supposée rebelle, retourne sa veste ? Certes non. Doc Gynéco, depuis longtemps, est... ailleurs ! Ses tirades sur les banlieusards (“des clowns”, “sous perfusion sociale”), ont fait l’effet d’une bombe et suscité beaucoup plus de commentaires sur le rappeur atypique au bonnet que son dernier double album ! De là à déduire que toute l’opération n’est qu’une vaste entreprise de relations publiques pour un artiste qui souffre d’une désaffection du public… On remarquera d’ailleurs que celui qui vient d’annoncer avec force trompettes qu’il avait pris sa carte à l’UMP (“celle à 50€ ”a-t-il précisé) “tapait” à plusieurs reprises sur son “petit maître à penser” (Nicolas Sarkozy) dans Un homme nature, son autobiographie sortie en début d’année !

Mariage improbable

Le rap et la politique ! Comme la carpe et le lapin, ce mariage est improbable, tant la liberté de ton de l’un est antagonique avec la langue de bois de l’autre. On présuppose que le rap, qui reste malgré l’impact commercial acquis au fil du temps, un genre musical plus porté vers la révolte voire la sédition, est “de gauche”. Ce n’est pas si simple. Il y a quelques années, dans une interview fleuve donnée au magazine masculin Max, Kenzy, l’ex-patron de Doc Gynéco au sein du label Secteur Ä, se déclarait proche des vues ultra-libérales d’Alain Madelin. Les rappeurs, quand ils profitent de leur succès pour se lancer dans l’entreprise (labels de disques, marques de vêtements…) découvrent qu’une société inscrite au registre du commerce fonctionne dans un cadre un peu plus contraignant que les échanges de rues auxquels ils sont rodés. D’où cette tentation d’approuver certaines doctrines libérales.

Par ailleurs, tous ceux qui ont grandi sous les divers gouvernements de gauche ont pu vérifier que cette tendance n’avait guère fait progresser la situation sociale dans les quartiers. On se souvient de Bernard Tapie (tiens, un ami de Doc Gynéco !) installant des panneaux de baskets dans les cités pour “aider les jeunes à s’exprimer”. Aussi ils ont longtemps affiché une méfiance vis-à-vis des socialistes, sur un mode guère éloigné du “tous pourris, à droite comme à gauche”.

Le choc du 21 avril

La vieille antienne du “tous pourris” est le fonds de commerce du Front National, et c’est justement lors du fameux 21 avril 2002, qui mit Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle, que le microcosme du rap se vit aiguillonner par celui des hommes politiques dont on peut imaginer qu’il a le moins d’atomes crochus envers cette musique et ceux qui la font. On vit alors Doc Gynéco, drapeau tricolore en main, manifester avec d’autres artistes au Trocadéro. De son côté, Akhenaton et le groupe IAM se rapprochaient de Jamel Debbouze pour initier une cassette vidéo, sorte de manifeste anti-Le Pen, pour appeler à voter au second tour les jeunes des quartiers qui pouvaient le faire. Dans le même temps, un morceau collégial et vindicatif réunissant des rappeurs parisiens, autour de Princess Aniès, tournait sur les radios.

L’électrochoc du 21 avril a brisé la glace entre ces deux mondes. Le coup est passé si près que nombre de rappeurs ont abandonné leur méfiance et se sont rapprochés des structures républicaines. Akhenaton, Diam’s (qui utilise sa popularité pour monter au front contre le Front avec sa chanson Marine) ont par exemple glissé dans leurs derniers albums une carte expliquant comment s’inscrire sur les listes électorales. Un combat partagé par Joey Starr, avec son collectif Devoir de Mémoire, qui suscita la visite post-émeutes de novembre 2005 de quelques people associés (Jamel Debbouze, Jean-Pierre Bacri…) dans un gymnase banlieusard, pour tenter de convaincre la population de s’inscrire sur les listes.

L'heure du choix

L’offensive a payé : on a constaté à la fin de l’année une augmentation notable des inscriptions de la "génération rap". Mais que faire maintenant de son bulletin ? Car si les rappeurs incitent leur public à utiliser leur droit citoyen, ils ne disent jamais dans quel sens. Jusqu’à l’impayable Doc Gynéco ! Certes Jamel (encore lui), et Diam’s ont été choisis comme vecteurs médiatiques d’une annonce quasi officielle de candidature de Ségolène Royal, lors d’un talk show de Canal Plus qui avait tout de l’opération mûrement réfléchie. Certes on voit beaucoup Olivier Besancenot avec Joey Starr, puisqu’ils ont fondé ensemble Devoir de Mémoire, et que le postier candidat de la LCR (Ligue Communiste Réviolutionnaire), génération oblige, est le seul politique national à connaître et apprécier réellement le rap.

Alors on attend les soutiens officiels. Les appels circonstanciés. Comme les rappeurs américains l’avaient fait, en vain, en 2004, en appelant à voter contre Bush. Il n’en reste pas moins que cette question prouve bien une chose : le rap, après trente ans d’existence, est enfin devenu un genre artistique considéré comme tel, légitime et représentatif. Un coup de sérieux sur la casquette.