Georges Brassens
Mort le 29 octobre 1981 en pleine gloire, Georges Brassens marque toujours de son empreinte la chanson française, dont nombre de jeunes artistes actuels s’inspirent toujours de lui. Mais son souvenir n’est-il pas un peu réécrit, avec le temps ?
Vingt-cinq ans après sa mort…
Mort le 29 octobre 1981 en pleine gloire, Georges Brassens marque toujours de son empreinte la chanson française, dont nombre de jeunes artistes actuels s’inspirent toujours de lui. Mais son souvenir n’est-il pas un peu réécrit, avec le temps ?
Tout Brassens ? Bientôt, l’on aura tout Brassens. Il y a cinq ans étaient parues ses quelques dernières chansons plus ou moins inédites dans une nouvelle mouture de son intégrale Philips-Universal et quelques parutions annexes. Maintenant, ce sont ses œuvres complètes qui vont paraître, dans un énorme volume de 1300 pages, Œuvres complètes : chansons, poèmes, romans, lettres, articles, tout ce qui est sorti de la plume de Georges Brassens et que l’on a retrouvé. Et, dans le lot, des dizaines de chansons et de poèmes plus ou moins inédits. Plus ou moins ? Certains avaient été publiés dans des ouvrages ou des revues au minuscule tirage, on connaissait les titres ou des extraits de certains autres, mais jamais tous ces textes n’avaient encore été rassemblés. Jamais non plus, on n’avait vu édités ensemble le roman La Tour des miracles et ses recueils de poèmes A la venvole et Des coups d’épée dans l’eau, œuvres de jeunesse longtemps introuvables et dans lesquelles on devine çà et là la généalogie de nombre de ses chansons.
Avec cette édition, le matériau est maintenant rassemblé pour avoir une idée complète de Brassens et de son œuvre – un achèvement curieusement tardif, vingt-cinq ans après sa mort. Mais il vrai qu’il ne semble jamais avoir quitté le paysage, tant son empreinte est forte sur la chanson française. Tout récemment, un Renan Luce parle de lui comme "la référence suprême : concision, univers poétique, justesse des mots, richesse des rimes". Emily Loizeau, Alexis HK, Grand Corps Malade, Jamait, Aldebert, Jérémie Kisling, Manu Lods ou Ridan l’évoquent volontiers parmi leurs influences, ce qui d’ailleurs est flagrant dans la plupart des cas, tant les exigences d’écriture et d’humanisme de Brassens se sont propagées dans la chanson française. Jusqu’au rappeur Joey Starr qui lui emprunte Le Gorille pour faire son autoportrait sur son tout récent album… Et cela ne choque pas !
Consensus autour du grand Georges
Il se trouve que le libre-penseur Brassens, anarchiste convaincu et vigoureux contempteur de la police et de l’armée, a donné son nom à des centaines d’écoles maternelles et primaires, de collèges, de lycées et de médiathèques. Et ses chansons sont devenues des poèmes étudiés dans les livres de français et présentés aux examens, il a fait l’objet de dizaines de thèses et de mémoires universitaires… Ce Brassens des écoles est un aimable pourvoyeur de fables morales et de belles tournures, un exemple idéal de la rencontre entre langue classique et parler populaire, l’illustration parfaite de l’expression "niveau de langue" dans les cours de français. On lui doit La Jeanne, Chanson pour l’Auvergnat, Les Copains d’abord, Les Funérailles d’antan, Je me suis fait tout petit, Les Sabots d’Hélène voire La Mauvaise Réputation, toute une galerie de personnages exemplaires et de pensées hautement respectables. Et, pour mémoire, les professeurs admettent qu’il a parfois eu le verbe leste…
Mais Hécatombe, Le Gorille, Le Roi, Quatre-vingt-quinze pour cent, toutes ces chansons semées d’idées musquées et de "gros mots" ne font pas partie du Brassens abrégé à destination des écoles. Ce qui fait peu à peu de lui un auteur proche du Panthéon et de l’unanimité. Quelques lustres après Jacques Prévert, il devient objet de consensus, et par le même processus que le poète de Paroles : après avoir choqué l’église, l’armée, la police, la justice et l’amicale des bien-pensants, la fourniture aux enfants des écoles de belles images bien tournées finit par nettoyer l’œuvre de sa puissance de scandale. Ainsi, sont oubliés ou – au moins – renvoyés à l’arrière-plan, la délectation devant la mort des flics (Hécatombe ou La File indienne), l’individualisme très incorrect politiquement (Le Pluriel, Mourir pour des idées), le goût pour la franche gauloiserie (Mélanie, Fernande) et même les chansons qui suscitèrent de furieuses polémiques (Les Deux Oncles). Car Brassens n’a pas seulement été un brave poète aimablement anarchiste : dès ses débuts en 1952, l’image d’un juge violé par un gorille heurte son époque avant, que douze ans plus tard, il ne renvoie dos à dos Résistance et collaboration – un scandale national.
Une bonne part du flot actuel de parutions en librairie semble s’acharner à décrire un Georges Brassens tendrement insolent, sobrement rebelle, plus moraliste que révolté. Certes, le personnage et l’œuvre sont assez complexes et riches pour qu’on y décèle parfois tout et son contraire et, de manière générale, mille nuances (par exemple, les rapports de Brassens avec Dieu et la religion ont suscité un flot d’analyses aux contradictions délectables). Pourtant, force est de constater que son poids de contestation de l’ordre établi et sa puissance de scandale se sont presque totalement évanouis, et que l’establishment – cette puissance de conformisme qu’il exécrait – a fini par l’adopter, le défendre et le révérer comme poète national. Est-ce là le paradoxe de trop de gloire ?
Georges Brassens Œuvres complètes (Edition du Cherche-Midi, 1300 pages)