Gréco, une interprète hors pair

Elle n’a pas l’habitude d’interpréter les chansons les plus conventionnelles. Mais Juliette Gréco a pourtant toujours eu le goût des variétés. Enfin, des variétés vues sous un certain angle… Revue de détails quelques jours avant la sortie de son nouvel album composé de reprises de chansons qu'elle aurait bien voulu voir figurer à son répertoire.

Voyage au cœur de son répertoire

Elle n’a pas l’habitude d’interpréter les chansons les plus conventionnelles. Mais Juliette Gréco a pourtant toujours eu le goût des variétés. Enfin, des variétés vues sous un certain angle… Revue de détails quelques jours avant la sortie de son nouvel album composé de reprises de chansons qu'elle aurait bien voulu voir figurer à son répertoire.

On est forcément étonné d’entendre Juliette Gréco, dans Le Temps d’une chanson, son nouvel album, chanter Né quelque part, Over the Rainbow ou Volare, mille et mille fois entendus à la radio. Il est vrai que son univers apparaît comme superbement lettré depuis toujours. Le premier jour de sa carrière, pour l’inauguration de la nouvelle direction du Bœuf sur le Toit, en juin 1949, elle pose une audace inédite dans l’art populaire de la chanson : elle interprète trois chansons, Si tu t’imagines, Rue des Blancs-Manteaux et L’Eternel féminin – poèmes de Raymond Queneau, Jean-Paul Sartre et Jules Laforgue mis en musique par Joseph Kosma, comme un panthéon de rigueur et d’intelligence.

Aussi ne l’imagine-t-on pas ailleurs, dans les couleurs plus banales des variétés ou dans les humeurs plus légères de la chanson commerciale. Il est si vrai qu’elle sait les transmuer en splendeurs rares, comme Un petit poisson, un petit oiseau, que Rivière et Bourgeois, grands pourvoyeurs de chansons écervelées pour Brigitte Bardot, lui donnent en 1966. Dès lors que Gréco a créé la chanson, comment imaginer que sa blonde rivale aurait pu pépier "Mais comment s’y prendre quand on est dans l’eau" ?

Et d’ailleurs, lorsqu’en 2003, à l’occasion de la publication de sa quasi-intégrale discographique en vingt et un CD, on découvre deux enregistrements de 1966, reprises du Folklore américain de Sheila et du Jouet extraordinaire de Claude François, on réalise que ce n’était pas ces tubes-là qui étaient des bulles de savon, mais la manière dont elles ont été interprétées. Quand elle chante "Aussitôt je me vois déjà/Au fin fond de l'Arizona/Affublée d'un grand chapeau/Et grattant sur un vieux banjo/Woh ring ding ding" ou "Il faisait "zip" quand il roulait/ "Bap" quand il tournait/ "Brrr quand il marchait", son infinie distinction est une sorte de critique en creux de la vacuité des versions originales.

Mais quel est donc l’univers réel de Gréco, femme de chanson ? Elle se souvient s’être bercée, comme tous les enfants merveilleux du Saint-Germain-des-Prés de l’après-guerre, des Feuilles mortes de Prévert et Kosma, et s’être étourdie du jazz qui ébouriffait les caves. Sa légendaire liaison de quelques semaines avec Miles Davis, dans ce Paris enchanté où elle entraine le jeune trompettiste américain à la table de Sartre ou de Picasso, date de cette époque-là. Elle y côtoie les poètes et Joseph Kosma, avant de se construire l’œuvre la plus singulière des grandes interprètes de l’époque en prenant des chansons aux jeunes créateurs – Jacques Brel, Serge Gainsbourg, Guy Béart, Pierre Louki… Et, chez ces gens-là, elle choisit les chansons les plus difficiles, les plus inhabituelles, les plus abracadabrantes : Ça va (le Diable) de Brel ou La Complainte que Béart confessera n’avoir jamais osée chanter sur scène (dix-sept fois le mot "con" en deux minutes, un scandale en 1957). Ne me quitte pas ou L’Eau vive ? Elle attendra la mort de Brel pour la première, elle ne chantera jamais la plus célèbre chanson de Béart…

Il y a chez elle un sens du détour, du joyau, de la rareté, qui n’appartient qu’à elle. Et il faut chercher soigneusement dans son œuvre les détours par la variété "normale", comme un pétulant duo avec Eddie Constantine, Je prends les choses du bon côté, en 1955 : on y entend une Gréco dont la voix monte dans l’aigu et qui marivaude avec un des mâles les plus en vue du show business du moment. Elle-même reconnaît que cette voix est celle de ses plaisanteries chantées, lorsqu’elle reprend à la maison des publicités ou des airs à la mode.

Et, au hasard de disques d’hommage à ces artistes, on peut l’entendre chanter L’Encre de tes yeux de Francis Cabrel, La Bohème de Charles Aznavour ou Message personnel de Michel Berger, titres qu’elle avoue aimer et admirer. Dans Le Temps d’une chanson, elle révèle largement, au-delà des chansons de poètes, cette culture de succès radiophoniques et de mélodies populaires. Même si, sous Over the Rainbow, se glissent dans sa mémoire des souvenirs très personnels de la Seconde Guerre mondiale, elle cède à une grande mélodie hollywoodienne pour son dernier album. Mais cela n’est pas tout fait un paradoxe : Gréco, comme tout un chacun, peut se passionner pour l’air du temps, pour les succès de l’heure, pour l’esprit de l’instant. Mais c’est toujours par un biais singulier qu’elle les aborde, détachant les mots et les mélodies avec son ton inimitable et sa science singulière d’interprète – le rubato, le placement, le parler-chanter… Et quand, sous l’œuvre d’art de son chant, on reconnaît une mélodie de tous les jours, on est surpris.