Ces "francs-parleurs" méconnus

Les succès phénoménaux de Grand Corps Malade puis d’Abd Al Malik ont mis en lumière un mouvement qui bouscule les conventions de la société du spectacle. Au-delà de ces deux artistes qui ont capté les oreilles du grand public, d’autres œuvrent depuis des années dans les bars, l’espace premier du slam. Certains s’illustreront d’ici cet été, sur disque et en scène. Revue d’effectifs en ce début 2007.

Les projets fusent

Les succès phénoménaux de Grand Corps Malade puis d’Abd Al Malik ont mis en lumière un mouvement qui bouscule les conventions de la société du spectacle. Au-delà de ces deux artistes qui ont capté les oreilles du grand public, d’autres œuvrent depuis des années dans les bars, l’espace premier du slam. Certains s’illustreront d’ici cet été, sur disque et en scène. Revue d’effectifs en ce début 2007.

"La langue française a été cadenassée au service de l’écrit et du pouvoir. Voilà ce qui fonde la spécificité française du slam, contrairement aux Etats-Unis où la langue immédiate a toujours été pratiquée. La parole se libère enfin, et ce dans un espace populaire." Directeur du festival Sons d’hiver, Fabien Barontini sait de quoi il parle : il fut l’un des premiers à permettre à cette génération spontanée de monter sur des scènes officielles. Scène ouverte à l’initiative de l'artiste D’ (prononcez "déprime") voici trois ans, Bouchazoreill’ perdurera par la suite à travers des rendez-vous réguliers au Trabendo. Au milieu d’une programmation qui fait la part belle aux tambours de bouche de tous horizons, Sons d'hiver les accueille de nouveau le 11 février prochain près de Paris.

Compilation

Bouchazoreill, kézako ? "Un tournoi pugilistique, avec un ring où se défient plusieurs poètes, dans des débats menés par deux MC. C’est de la chronique ordinaire, un formidable résonateur de la société." Organisateur de ces soirées, Bouchon supervise la prochaine sortie de la compilation du même nom, "afin de laisser un témoignage des trois ans passés. Et surtout pas de consensus musical ni textuel, c’est-à-dire tout l’inverse d’un fond sonore pour becqueter !" Dix-huit titres dont trois a capela, avec tous ceux ou presque qui comptent, et des personnalités invitées comme Ray Lema ou Emilie Simon. "Il y a une grande différence de styles ! Et autant de slameurs que d’univers : des rappeurs, des théâtreux, des engagés, des minettes… Personne avant le succès de Grand Corps Malade n’entrevoyait comment vendre le slam sur disque. Aujourd’hui, il y a une frénésie de projets !"

Parmi ceux-ci, il faut noter l’arrivée d’un nouveau Spoke Orchestra, réunion de trois fortes personnalités qui résume la diversité d’inspiration du slam. Felix Jousserand, D’ et Nada. Amateur de belles lettres et de bons mots, le premier, 28 ans, a publié un polar mis en musique par le bassiste Artaud, intitulé Dum Dum, en référence à Gainsbourg. "L’interprétation est improvisée. Pas le texte. Mon travail est d’ordre littéraire. Je ne crois qu’à la forme. Le style maîtrisé, le fond apparaît naturellement." Ce Parisien d’adoption, qui vient de l’electro, s’inscrit dans une tradition littéraire et écrit pour le théâtre. Il a été séduit par le bordel ambiant du slam. Par la réunion de "toutes les générations et classes sociales autour de cette histoire de tchatche. Le slam, c’est le peuple qui se donne les moyens d’échanger. Comme dans les cabarets d’avant-guerre… Ce n’est pas un genre de musique, c’est une pratique."

Impro et engagement

Le second membre de Spoke Orchestra est trentenaire. Il s’est baptisé D’. Lui est issu de la sphère hip-hop, où il a grandi depuis quinze ans dans le giron d’Assassin. Il a déjà enregistré quelques galettes. Son truc, c’est plutôt l’improvisation et l’engagement permanent. Son titre sur la compil Bouchazoreill’ est emblématique de sa démarche, tout comme le projet avec le guitariste Marc Ducret, au nom explicite : La Théorie du K-O. "Difficile de définir ce projet. On s’est enfermés et on a joué jusqu’à l’épuisement de la musique et du texte. Pas question de me diluer pour vendre des disques à tout prix !" Quant au troisième, plus âgé, on le connaît sous le pseudonyme de Nada, en hommage au chanteur punk Tristan Nada. Il est la figure mythique du slam à la française. Celui qui l’a fait avant l’heure, au milieu des années 90, au Club-Club, du côté de Pigalle à Paris.

Cet ex-toxicomane est fonctionnaire titulaire au ministère de la Santé en journée, "écrivain et poète en dehors de mes heures de labeur". Il a publié un recueil en 2003 aux éditions Belles Lettres. Son style ? Le verbe acéré et l’envie de choquer. Pas étonnant pour cet amateur de Jean Genêt, Lou Reed, Nietzsche et du Marquis de Sade. Entre autres. "Je suis un romantique. J’aime les hommes avec leur merde. Tout n’est pas clair." En revanche, il est catégorique sur un point : "Si la reconnaissance est fonction du travail fourni et du talent intrinsèque, alors je ne suis pas reconnu à ma juste valeur. L’avènement du génie, c’est le talent qui travaille."

Slam à toutes les sauces

Une sentence dans laquelle doit se reconnaître Rocé, aux limites du genre qu’est le slam. Lui aussi affiche un parcours original. Comme Haze, jeune rappeuse à l’écoute de Chopin et de techno allemande. "Convertie à l’ouverture du slam" qui galère depuis déjà pas mal d’années dans les arcanes du monde de la musique. "En fait, faut pas se mentir : tout le monde veut réussir !" Dgiz aussi, ex-Talent au festival de Bourges qui a découvert le slam au Tamanoir, une scène nationale. Il vient du terroir rap mais depuis, il s’est souvent associé avec le meilleur du jazz français, en duo avec Vincent Courtois ou invité sur le Big Napoli’s de Louis Sclavis. "La raison d’être du slam, c’est la scène ! Mais voilà, sans disque, tu n’existes pas! Tous les slameurs ne sont pas des musiciens, mais tous sont des performers !" Il mène ainsi des projets avec des institutions comme Canal 93 et l’Abbaye de Royaumont, enchaîne surtout les concerts et sort Un Pas, une Trace sur le petit label Junkadelik.

Souleymane Diamanka a le même âge que Karim, aka Dgiz. Né il y a un peu plus de trente ans à Dakar, débarqué tout petit à Bordeaux, il s’apprête à publier L’Hiver Peulh… Au début du printemps! Il parle souvent en proverbes et métaphores, loue la tradition des griots – "des encyclopédies humaines" - et il est fier de parler peulh. "Parce qu’une langue véhicule un raisonnement. Faire des alexandrins en peulh, c’est drôle et ça peut marcher. J’aime le côté technique du français. Les palindromes et anagrammes." Et de citer Senghor puis Hampaté Ba… "Les mots parlés font partie de ma tradition. En France, c’est juste plus écrit." Tout comme il entrevoit d’autres points de convergence : "Chez les griots, il y a aussi une espèce d’esprit de compétition. Un peu comme dans le slam, où il s’agit d’avoir un temps de parole et d'en faire ce qu’on veut, mais en étant jaugé par un auditoire."

Pourtant, Souleymane Diamanka ne se dit pas slameur. Comme la plupart aujourd’hui, qui redoutent le piège de la catégorie, prison dorée et sans avenir artistique. "Le slam se diffuse sur toutes les musiques et scènes. Et c’est tant mieux. Il ne faut pas que les orthodoxes soient en panique." Son disque invite d’ailleurs des musiciens dont Eric Legnini, pianiste de Label Bleu, mais aussi Saana Seydi, un griot de grande lignée. Et Grand Corps Malade, avant tout un ami. "Il a ouvert les portes pour tous les autres."

Spoke Orchestra Interdit aux Mineurs (Spoke Basaata/V2)
D’/Marc Ducret Théorie du K.O (Chief Inspector/Abeilles Musique)
Compilation Bouchazoreill' (Because/Wagram)
Souleymane Diamanka L’Hiver Peulh (Barclay/Universal) 2007