Les passerelles de Toufic Farroukh

Du jazz, de l’électro et de la musique orientale : voilà la formule magique utilisée dans Tootya. Pour son quatrième album, le saxophoniste libanais Toufic Farroukh fait à nouveau preuve d’une aisance rare pour écrire un scénario musical inédit et créer un univers aussi beau que chaleureux.

Tootya, nouvel album

Du jazz, de l’électro et de la musique orientale : voilà la formule magique utilisée dans Tootya. Pour son quatrième album, le saxophoniste libanais Toufic Farroukh fait à nouveau preuve d’une aisance rare pour écrire un scénario musical inédit et créer un univers aussi beau que chaleureux.

L’événement avait a priori le parfum des rendez-vous symboliques chargés en émotion : le 28 juillet 2006, Toufic Farroukh devait fêter le lancement de Tootya au Liban. Installé à Paris depuis plus de vingt ans, le saxophoniste avait réservé la primeur de son nouvel album à son pays, où il revient régulièrement. L’histoire lui a répondu par un pied de nez. Tout a été annulé au dernier moment lorsque les affrontements avec le voisin israélien ont soudain repris. Le musicien cache sa déception derrière une boutade : "Je me suis retrouvé invité à une soirée sans qu’on m’ait consulté", dédramatise-t-il.

Sorti depuis peu à l’échelle internationale, son disque avait été finalement commercialisé au Liban à Noël, et y figure là-bas parmi les meilleures ventes, comme à Dubaï. Même si les quantités en jeu restent modestes, sans doute faut-il voir dans cet engouement relatif l’effet généré par Drab Zeen, son précédent opus qui avait obtenu un joli succès en s’écoulant à près de 35.000 exemplaires. A l’époque, après deux albums de jazz qu’il juge "trop compliqués, trop avant-gardistes", il avait voulu s’amuser en apportant à ses compositions une dimension électro, un genre dont il aime le côté répétitif. "J’essaie de dire qu’on peut faire de la musique intéressante, populaire et de qualité", explique l’artiste qui reconnaît avoir plus de facilité à arranger quatre voix qu’à programmer des boucles originales.

Place aux harmonies

Pour Tootya, il a repris ce principe et redonné leur place aux harmonies dont il ne peut se passer. Ecrire pour les instruments à cordes tels qu’on les joue en Orient était aussi une source de motivation. Mais c’est surtout la première fois qu’il confie au chant, un rôle essentiel. Tombé sous le charme de la voix de Rima Khcheich, rencontrée au Liban en 2004, il a pensé à elle pour l’interprétation d’Elhob ?!, une chanson dédiée à Oum Kalthoum. Au final, la chanteuse est présente sur trois titres, parmi lesquels Hanouna, traditionnel algérien.

Sur cet album signé de son nom, Toufic Faroukh s’illustre d’abord en tant qu’architecte-chef d’orchestre : auteur, compositeur, arrangeur et producteur, il intervient assez peu au saxophone. "Je ne fonctionne plus comme cela. Je vois davantage les choses comme un scénario. Tant pis si ce n’est pas moi le soliste. Quand je sens que tel musicien peut rendre l’histoire plus riche, je n’hésite pas un seul instant." Il ne cherche pas les difficultés, mais ne veut pas non plus que simplifier l’empêche d’aller au bout de son intention. Du coup, il a sollicité près de 25 instrumentistes pour ce disque enregistré en deux temps : à Paris, où résident ceux qui l’accompagnent régulièrement, et à Beyrouth, où se trouvent selon lui les meilleurs joueurs de oud, de ney et de kanoun. De quoi justifier l’appellation "jazz oriental" –  indéniablement réductrice – dont on affuble sa musique et qui a au moins le mérite d’en décrire deux aspects. Longtemps, la grande Fayrouz et son fils Ziad Rahbani ont fait appel à lui au poste de saxophoniste. Presque par défaut, sous-entend-il avec humilité.

En autodidacte

Lorsque son pays fut déchiré par la guerre à partir du milieu des années 70 et que nombre de ses compatriotes musiciens se sont exilés, il est devenu l’un des seuls sur place à pratiquer cet instrument. "En autodidacte, donc ça veut dire que ce n’était pas bien !", tient-il à préciser. A l’instar du saxo, le jazz ne fait pas partie de la culture musicale au Liban. Le jeune homme se familiarise petit à petit avec le style instrumental, l’improvisation, il découvre Stan Getz, le be bop

A dix-huit ans, de passage aux Etats-Unis à l’occasion d’une tournée, il assiste à un concert de Dexter Gordon qui le conforte dans sa décision de consacrer sa vie à la musique. Quand il obtient un visa pour la France quelques années plus tard, c’est d’abord pour fuir. La bourse qu’il décroche lui donne enfin l’opportunité de recevoir une formation musicale pendant plusieurs années à l’Ecole normale de musique de Paris. A sa sortie, le prix décerné par l’institution ne lui sert pas à grand-chose pour travailler. Les portes des clubs de jazz ne s’ouvrent que très rarement. "C’est un milieu où on favorise la virtuosité, mais la musique n’est pas un sport, une performance. Le plus important est d’être soi-même", commente-t-il.

Parallèlement, il continue à tourner avec les artistes libanais. Cela le satisfait sans lui suffire. Puisque le déclic qu’il attend ne se produit pas, il le provoque en 1990 en choisissant de tout abandonner pour mettre au monde son propre projet. Quatre ans plus tard sort Ali On Broadway, son premier album. Lui qui aime établir des passerelles entre les cultures commence aussi à cette époque à tisser des liens avec d’autres formes artistiques. D’abord avec le cinéma au service duquel il met ses talents de compositeur : à son actif, six bandes originales, dont celle de Falafel, récompensé en 2006 par un Bayard d’or lors du Festival international du film francophone de Namur, en Belgique. Puis avec la danse, en tant que titulaire d’un poste au Conservatoire national régional (CNR) de Paris. Depuis huit ans, il y assure l’accompagnement musical des cours et écrit chaque année une pièce jouée par la formation de son choix. Ce qui le ravit.

Loin de considérer ces fonctions officielles comme un filet de sécurité, le saxophoniste voit d’abord dans la musique la possibilité d’être indépendant : "Le jour où je ne trouve rien dans une ville ou un pays, je prends mon instrument et je vais ailleurs. Je sais que ce n’est pas simple, mais c’est possible." Une leçon probablement tirée de son histoire personnelle.

Toufic Farroukh, Tootya, (O+/Harmonia Mundi) 2007