David Murray en Guadeloupe
En 1996, David Murray est parti à la rencontre des rythmes qui habitent la Martinique et la Guadeloupe. Onze ans et trois disques plus tard, le saxophoniste américain vient d’enregistrer un nouveau volume, à paraître en 2008. Reportage en avant-première.
L'expérience Caraïbes
En 1996, David Murray est parti à la rencontre des rythmes qui habitent la Martinique et la Guadeloupe. Onze ans et trois disques plus tard, le saxophoniste américain vient d’enregistrer un nouveau volume, à paraître en 2008. Reportage en avant-première.
11 mai dernier. Le lendemain de la journée nationale en mémoire de l’esclavage et de ses abolitions, David Murray débarque à Pointe-à-Pitre. Le soir même, histoire de bien se remettre dans le climat général, le musicien américain est invité à un lewoz. Pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit de l’anniversaire pour Man Soso, la mère du tutélaire Guy Konket qui fête ses 89 ans.
Embouteillage massif avant d’y parvenir. David Murray monte sur l’estrade et enfourche son saxophone pour un chorus en forme de long cri dédié à cette dame qu’il connaît. Les tambours redoublent les cadences. Ambiance. "Pour fonctionner ici, il faut se confronter à l’autre. Ce qui a été le cas de Murray, qui est tout de suite aller dans les bars, dans les lewoz, c’est-à-dire d’abord au contact du pays. Et comme il persévère, il a gagné le respect des milieux traditionnels. Ensuite, il fallait juste trouver des musiciens ouverts qui étaient arrivés à une certaine maturité pour avoir eux aussi besoin de ce type de rencontre", analyse Klod Kiavué, l’un des deux tambours du projet, par ailleurs beau-frère de Murray. "Nous sommes deux personnes qui ont été assimilées : lui Américain, moi Français. C’est clair. Mais il y a une force qui nous relie à la l’Afrique, et tous les enfants d’esclaves se doivent de la nourrir quotidiennement. Il y a tellement de souffrance, de joie, de créativité dans cette histoire, qu’il reste encore de la nourriture pour des générations."
Enregistrement aux studios d'Henri Debs
Le 12, tous les musiciens se retrouvent dans une espèce de zone industrielle semi-désertique, aux Abîmes. Pendant deux jours, ils vont y roder le nouveau répertoire. A commencer par caler la batterie du nouveau venu dans la bande, Renzel Merritt, un batteur branché funk de la côte Ouest, là où a grandi Murray.
Fin prêts, direction rue Frébault, la rue axiale qui traverse le centre historique de Pointe-à-Pitre. Aux studios mythiques d’Henri Debs, les Abbey Road locaux qui se trouvent à l’angle de la Piétonne, le lieu où joue chaque samedi matin l’autre tambour et chanteur du projet : François Ladrezeau, du collectif Akiyo. "David ne parle pas le créole, mais il parle la musique, une langue universelle. Il est dans une démarche identitaire. Comme nous. Et de par son énorme expérience, nous avons beaucoup à apprendre de lui, tout comme il sait nous écouter pour entendre les subtilités de notre langage."
Chez Henri Debs, le luxe est sommaire et l’acoustique, rustique. Ce studio à l’ancienne aligne des machines qui permettent de remonter le temps : des amplis des années 60 aux derniers logiciels à la mode, des 45-tours d’époque aux ultimes compiles de zouk love. Aux murs sont punaisées toutes les gloires qui y ont enregistré. Sans oublier un Jésus, quelques croix… et des liserais bleu blanc rouge qui enrobent tout le studio. A l’image des lieux, Henri Debs est un personnage surréaliste, origine syrienne, avec un accent tonique façonné en Guadeloupe. Pour l’occasion il arbore au cou la bannière étoilée made in USA. Il sera présent en toute discrétion pendant les séances d’enregistrement.
Justement, il est temps d’y aller. Une petite dizaine de thèmes vont être mis en boîte. Objectif : plus funky, un son plus dur que le précédent et entêtant "Gwotet", une envie de pénétrer plus avant la piste de danse, avec une grande variété de grooves tropicalisés. Mais aussi plus de textes, qui traduisent la passion pour la littérature de David Murray. "Les mots ont besoin du pouvoir des mélodies pour que leur parole porte encore plus loin, plus juste. C’est pourquoi Taj Mahal et les chanteurs créoles sont réunis sur ce disque. Ils parlent finalement la même langue, et j’espère que les amateurs des uns vont découvrir les autres." Le chantre du blues Taj Mahal sera présent sur trois thèmes. En attendant d’enregistrer sa voix plus tard, chez lui, Murray chante pour faire un témoin. Le saxophoniste se révèle vite une voix à suivre, particulièrement convaincant sur Africa, un texte très poignant écrit par le poète Ishmael Reed à la plume incisive et allusive.
Impressions d’Amérique
La moitié des thèmes a déjà été rôdée en concert lors des tournées mondiales, mais jamais gravés dans le numérique. Comme Canto Oneguine, extrait de l’opéra autour de Pouchkine mis en musique par Murray voici deux ans. Cette fois, c’est Ladrezeau qui tient le rôle principal. Comme Congo mi matelas, basé sur un classique du Guadeloupéen René Perrin, vieux chantre des lewoz. Cette fois, Ladrezeau et Klod sont rejoints au micro par Christian Lavizo, le guitariste qui officie sur ses séances avec sa science des phrasés ka. En rerecording, en chœur, ils ont des airs des grands trios de la soul music des années 60. Impressions d’Amérique. Il y aussi Kiama, "un mot swahili que m’a inspiré un auteur keynian, réfugié aux Etats-Unis" précise Murray.
Il y a enfin une valse créole de l’accordéoniste Négoce, une rencontre qui s’est improvisée après un midi arrosé dans le café-restaurant que tient ce dernier à Morne-à-l’eau. Tous les thèmes s’enchaînent avec naturel.
"J’espère que ce que j’écris comme musique s’inscrit dans le futur, mais je ne veux rien oublier de ce qui s’est passé", reprend Murray, à l’heure de faire le point. Assis sur les marches des esclaves, face au mémorial du tambour ka qui se trouve sur Grande Terre, il est visiblement vidé après ces séances d’une grande intensité. "Ce que j’ai trouvé en Guadeloupe, ce sont les tambours, leurs forces de percussion, mais aussi tout ce qu’ils racontent. L’expérience de l’Afrique, la souffrance de l’esclavage, l’attitude qui en découle. Mon peuple n’a pas à se rappeler continuellement ce passé puisque c’est quelque chose d’encore très présent. A l’hôtel où je réside en Guadeloupe, je suis le seul à qui on demande s’il est client ! Le monde est-il prêt pour qu’un Noir soit juste un homme ? Tout comme ici, on ressent constamment les traces d’un post-colonialisme… Dans tout cela, la musique est une toute petite chose, qui peut s’avérer fondamentale si l’on tend l’oreille." Comme il prédit : "Gwo ka to Grammies". Rendez-vous en 2008.