Anne Ducros, le sens du scat

Animée d’une passion dévorante, Anne Ducros donne des concerts dans le monde entier et côtoie les plus grands noms du jazz. La chanteuse française vient de sortit son cinquième album Urban Tribe, conçu avec ses acolytes d’outre-Atlantique.

Cinquième album de la chanteuse voltigeuse

Animée d’une passion dévorante, Anne Ducros donne des concerts dans le monde entier et côtoie les plus grands noms du jazz. La chanteuse française vient de sortit son cinquième album Urban Tribe, conçu avec ses acolytes d’outre-Atlantique.

La porte s’ouvre. Le sourire est aussi lumineux que l'accueil est chaleureux. Anne Ducros ne fait pas dans la demi-mesure. La radio est allumée sur une station locale qui ne diffuse que du jazz. Hasard de la rencontre, c’est un extrait de son nouvel album Urban Tribe qui passe. “Tiens, c’est moi !”, sourit-elle sous une chevelure d’un blond flamboyant.

Anne Ducros revient de Sicile et ne cache pas sa joie de voir son album enfin dans les bacs. Le lundi à New York, le mardi au Japon, le mercredi à Moscou, la fin de semaine à Paris : la musicienne nourrit son quotidien de voyages. Après une reconnaissance hexagonale grâce à deux Victoires de la musique, à un Django d’Or et au prix Billie Holiday de l’Académie de Jazz, cette chanteuse originaire du Pas-de-Calais navigue désormais dans les hautes sphères du jazz mondial. “Rien n’est impossible, j’ai la rage de vaincre, confie-t-elle. La preuve en est : en 2005, elle enregistre Piano, Piano avec des maîtres du genre tels que Chick Corea, Jacky Terrasson, Enrico Pieranunzi et un vieil ami qui l’a accompagnée à ses débuts, René Urtreger.

Le goût de l'improvisation

Elle affirme “ne pas supporter ne pas être la meilleure”. Cette volonté de fer, c’est une grande leçon qu’elle a tirée de la musique. Sa trajectoire rappelle à certains égards celle d’Edith Piaf. Entre deux parents débordés, un cheveu sur la langue qui fut l'objet de toutes les railleries quand elle était môme, Anne Ducros a surmonté les épreuves avant d’aller s’inscrire d’elle-même au conservatoire de Boulogne. Elle s’immerge d’abord dans la musique baroque “qui force à l’introspection”, avant de s’essayer au jazz dans un groupe de copains. “Ce qui m’intéressait, c’était d’improviser avec ma voix. J’ai une excellente mémoire auditive. J’ai appris tous les solos d’Ella Fitzgerald par cœur”, explique-t-elle.

Puis vient, comme pour beaucoup d’autres musiciens de jazz, l’acte de rébellion. Celui qui la fit sortir de sa condition d’amateur et tenter le grand saut dans le monde du jazz pro. “Je m’en souviens, c’était en 1986, j’avais 26 ans.” A l’époque, Anne Ducros travaille comme fonctionnaire au ministère de l’Agriculture. Du jour au lendemain, elle fait le pas. “Je voulais dire à tout le monde dans la rue que j’étais chanteuse”, se remémore-t-elle pleine de joie. Un acte fondateur synonyme d’un bon coup de poing sur la table. Elle devra ensuite en donner d’autres pour parvenir à se faire reconnaître dans un milieu encore trop pétri par le machisme et parfois la vulgarité. “C’est difficile de s’affirmer comme musicienne quand on est chanteuse. La première à avoir réussi, c’est Nina Simone”, estime-t-elle admirative. Elle est agacée par la rigidité et voit en horreur l’immobilisme. Quelque chose qu’elle reproche à la France. “Comme disait Françoise Sagan, la France est un pays qui aime les révoltes mais qui n’aime pas que les choses changent”, cite-t-elle de mémoire. On comprend pourquoi elle n’a pas hésité à multiplier les rencontres en dehors de l’Hexagone.

La double violence du jazz

Révoltée? “J’aime l’idée de subversion, l’idée de donner ma réalité à ce que j’entends.” Une démarche expressionniste que l’on retrouve dans les cinq albums qu’elle a réalisés. Du tout premier, produit en 1990 et intitulé Don’t You Take A Change, au plus récent, Urban Tribe, sorti au début du mois. Enregistré à New York, Urban Tribe réunit du beau monde. On y trouve Essiet Okon Essiet à la contrebasse, Bruce Cox à la batterie, la saxophoniste Ada Rovatti, épouse du trompettiste Randy Brecker, et le talentueux pianiste et arrangeur Olivier Hutman.

Sur cet album, Anne Ducros voyage sur des standards arrangés. Le timbre est chaud, les scats donnent la sensation d’une haute voltige. Sa voix est brute, sans falsification. “Je ne chante pas des chansons”, résume-t-elle. Le jazz est pour elle une musique qui provoque une double violence. D’abord parce qu’il faut aller “au plus profond de soi-même”, ensuite car “chanter du jazz, c’est raconter sa vie, donc c’est être impudique. Cela aussi, c’est violent. Mais il faut accepter d’être sincère avec soi-même…” La sincérité est à ses yeux un mot qui doit sonner aussi juste qu’un accord au piano, une clé pour que la musique ne soit que pure émotion. “L’intégrité intellectuelle, c’est le B.A.-BA de toute démarche artistique. Pour chanter, il faut accepter de se mettre en danger et quand tu arrives à mettre en harmonie ton érudition et ta sauvagerie, alors tu fais de la poésie”, explique-t-elle en bonne pédagogue.

Ce n’est pas hasard si l'artiste a choisi de mettre son savoir et sa passion au profit de ceux et celles qui souhaitent tenter l’expérience sensorielle du chant. Elle dirige à Paris, l’école de musique Prélude, comme ces notes que l’on chante pour se mettre dans le ton. Introduction à ce qui, pour Anne Ducros, constitue le sens d’une vie.

Anne Ducros Urban Tribe (Dreyfus Jazz/Sony BMG) 2007