La tête au carré de Lubat
A soixante trois printemps, Bernard Lubat demeure un enfant terrible du jazz, un musicien encore capable d’émerveillements permanents et de libertés azimutées. Sur le terroir de son Sud-Ouest natal ou à la périphérie de Paris, son engagement s’entend avant tout sur scène, avec le goût des autres. Pour nouvelle preuve, le concert intitulé l’Art du duo où il convie trois cadets à venir le rejoindre pour le plaisir de créer à l’improviste dans le cadre du festival Sons d’hiver. Le fabuleux créateur d’Uzeste Musical, utopie à l’œuvre depuis trente ans, s’en explique et en profite pour pointer quelques dérives actuelles du monde du jazz.
Le goût des autres
A soixante trois printemps, Bernard Lubat demeure un enfant terrible du jazz, un musicien encore capable d’émerveillements permanents et de libertés azimutées. Sur le terroir de son Sud-Ouest natal ou à la périphérie de Paris, son engagement s’entend avant tout sur scène, avec le goût des autres. Pour nouvelle preuve, le concert intitulé l’Art du duo où il convie trois cadets à venir le rejoindre pour le plaisir de créer à l’improviste dans le cadre du festival Sons d’hiver. Le fabuleux créateur d’Uzeste Musical, utopie à l’œuvre depuis trente ans, s’en explique et en profite pour pointer quelques dérives actuelles du monde du jazz.
RFI Musique : Le festival Sons d’hiver et Bernard Lubat, c’est une vieille histoire d’affinités et de retrouvailles ?
Bernard Lubat : Fabien Barontini, le créateur de Sons d’hiver, vient à Uzeste depuis les débuts. L’été, l’hiver, il est avec nous, il fait le spectateur. Et moi, je suis son festival, dont il assure vraiment la direction artistique, un boulot profond qui m’inspire. Nous sommes donc dans un vrai échange.
Pour cette édition, vous montez un spectacle autour du duo. Le duo, c’est le dialogue, l’essence du jazz ?
Tout est parti de duos que je fabrique depuis trente ans avec mon ami Michel Portal : Improvista. Un DVD est d’ailleurs sorti en 2006 pour témoigner de cette histoire qui n’est pas que de la musique. Si ce n’est que ça, ça m’emmerde, ça ne suffit pas. La musique, c’est aussi et surtout de l’humain. Manque de pot : Portal ne pouvait pas venir à Sons d’hiver pour cause de date avec Jacky Terrasson. Du coup, Fabien Barontini m’a suggéré de proposer d’autres duos. J’en ferai trois, vingt minutes chacun, avec des musiciens qui m’intéressent : Fabrice Vieira, un guitariste et chanteur qui joue avec la compagnie Lubat depuis une quinzaine d’années, un type qui grandit très lentement, très profondément ; le trompettiste et chanteur Médéric Collignon, un sacré zozo que je connais moins bien mais qui m’a l’air plutôt du genre intéressant ; le saxophoniste François Corneloup, un fidèle d’Uzeste, où il était encore pour notre rendez-vous du nouvel an. A la fin, on jouera tous ensemble, mais on ne va pas s’amuser à jouer ensemble. Le duo, c’est la plus crudité des deux fois je ! Ça va être je-je pour voir ce que donne la tierce conséquence !
Ça se prépare ce genre d’affaires ?
Bien entendu que non. Chacun se prépare juste avec sa vie. Après, c’est une convocation : "Salut ça va ? Et toi ? Paf ! C’est parti." Pas besoin de réfléchir dans cette confrontation : pas de cadeaux, pas d’hypocrisie, pas de bassesse non plus. On verra bien ce qu’il en sort. Ça joue. Comme un match de rugby, avec contact et opposition. On n’est pas obligé d’être raccord. Je suis en scène, et toutes les vingt minutes coup de sifflet ! On va tirer aux dés pour voir qui commence. Mais attention : ce n’est pas que du hasard. On va jouer à la liberté pour voir quelles sont les responsabilités que cela implique pour chacun d’être libre. La liberté n’a pas de prix, cela coûte très cher ! Quelqu’un a dit : si l’ordre est le plaisir de la raison, le désordre est le plaisir de l’imagination. Pour moi, le jazz, c’est le pouvoir à l’imagination.
Ce n’est pas toujours ce type de principe qui sont à l’œuvre dans la plupart des concerts dits de jazz, où tout semble téléguidé et joué à l’avance ?
Je ne peux plus faire de la musique en poussant des soupirs de souffrance au prétexte que je ne suis pas inspiré. Non, je ne suis pas mystique à plein temps. Cette religiosité me gonfle ! Je ne suis pas croyant, juste pratiquant. J’ai un mal fou, dans la société actuelle, à supporter comment se trament les concerts de jazz, toute cette dramaturgie… J’ai l’impression d’assister à des messes… commerciales ! Les musiciens font l’office. Finalement, je les préfère lorsqu’ils sont en coulisses. Ils s’y montrent plus intelligents, ils n’y manquent pas d’humour, ils bossent leur instrument. En fait, il faudrait mettre les coulisses sur scène !
La lutte continue à Uzeste ?
Ah bah oui… nous travaillons à la reconfiguration du café estaminet, mais la mairie nous emmerde. Uzeste, c’est un laboratoire de recherche fondamentalement applicable et qui fait chier tout le monde. C’est un lieu de rencontre entre tous : cinéaste, écrivain, philosophe… J’en ai besoin pour m’instruire de ce monde.
Et puis c’est aussi ça, le jazz : le goût de l’autre ?
L’autre étant radicalement, essentiellement, pas soi-même. Tel que l’étranger de Camus. Pour arriver à faire de telles rencontres sur scène, il faut un lieu gratuit. Pour ne pas faire croire que tout le monde est d’accord avant de monter sur scène, selon des préalables commerciaux. Notre chance, c’est qu’Uzeste ne coûte pas cher, qu’on arrive à faire des trucs géniaux avec trois fois rien. C’est peut-être pour cela que l’on essaie toujours de diminuer nos subventions… (rire un brin désabusé)
Uzeste, c’est aussi Labeluz, un label qui produit peu, mais bon… Des nouveautés ?
Je suis en train de mixer un nouvel album d’une vingtaine de chansons enjazzées, toutes celles qui m’ont servi depuis trente ans à Uzeste pour les ateliers, les bals, les enterrements…, pour transmettre, pour commettre et se connaître : du Gillespie, du Ferré, du Brel, du Nougaro, du Parker, du Mingus. Je fais ça tout seul, sans embêter personne : piano, accordéon, batterie, basse, voix… Sur Labeluz, ce sont des productions locales : je ne produis que le fruit d’Uzeste, quand je considère que ça vaut le coup. Il y a trop de disques qui ne servent à rien !
Vous allez aussi animer des ateliers pour Sons d’hiver ?
Oui, comme ce que je fais de temps en temps en master classes dans les conservatoires. Je leur parle du bal, et ça les fait tous flippés ! "Oh non, vous savez, on a un département ethnologie…" Oui, oui, moi, je vous parle du bal ! (rires) C’est quoi danser ? On en revient à la sexualité, au corps. Un truc qui semble échapper à beaucoup de musiciens. Heureusement, il y a la tektonik ! (il mime un mouvement de bras) Et puis le bal de la Martinique par exemple. Tous les concerts à Uzeste se terminent par un bal : par santé mentale. Archie Shepp, Michel Portal, quand ils viennent, ça embraye par du mambo, de la biguine, du funk… Ça bouge quoi ! Aujourd’hui, dans le jazz, ce n'est pas la mode, c’est la création. Avec deux ss !
Du verbe créationniste ?
Oui, c’est ça. Bien joué ! (rires) Enfin bref, ça leur passera : c’était juste une combine pour avoir des subventions. Le plus con, c’est que certains y ont cru.
Bernard Lubat au Festival Sons d'Hiver :
L’art du duo : le 8 février au Théâtre Paul-Eluard de Choisy-le-Roi, à 20 h 30
Jazz-bal-workshop avec les musiciens de l’EDIM : le 12 février à la Grange-Gallieni de Cachan, à 20 h 30