Martial Solal, sacré improvisateur

Le pianiste Martial Solal, qui vient de fêter ses quatre-vingts printemps, mêle tradition et avant-garde dans des œuvres d'une grande créativité. Son dernier opus, Longitude, paru en avril, le confirme bel et bien : un des plus grands musiciens de jazz réside en France.

Le jazz réinventé

Le pianiste Martial Solal, qui vient de fêter ses quatre-vingts printemps, mêle tradition et avant-garde dans des œuvres d'une grande créativité. Son dernier opus, Longitude, paru en avril, le confirme bel et bien : un des plus grands musiciens de jazz réside en France.

Martial Solal a beau avoir traversé l'histoire du jazz - initié tout jeune au swing, il a vécu les bouleversements du be-bop et du free-jazz -, le pianiste s'amuse encore et toujours à en réinventer le langage. A ciseler une grammaire personnelle. Après plus de cinquante années d'enregistrements et de concerts avec les plus grands musiciens (notamment, et pour des collaborations plus au moins longues, avec Lionel Hampton, Lee Konitz, André Hodeir, Roy Haynes, Kenny Clarke, Sidney Bechet, Dizzy Gillespie, Chet Baker, Daniel Humair...), Solal ne se lasse pas d'innover, de se renouveler, d'improviser avec une créativité rare.

Il se pique de ne jamais rejouer une même phrase. "Les jours où j'ai le sourire jusqu'aux oreilles, c'est quand j'ai joué des choses que je n'ai jamais entendues", dit-il. Même sur les standards, ces morceaux de jazz ultra-joués et usés jusqu'à la corde. "Le standard est un objet complètement caduque. Pouvoir en extraire du jus nouveau, c'est être un véritable improvisateur. L'exercice est très amusant." La preuve dans son dernier disque, Longitude, dans lequel il rhabille Tea for two, Here's That Rainy day et The Last Time I saw Paris, aux côtés de ses propres compositions (Short Cuts, Bizarre, vous avez dit ?...).

Dans ce disque en trio avec les frères Moutin (Louis à la batterie et François à la contrebasse), Martial Solal déploie un jeu saupoudré d'humour, terriblement élégant et sensuel, et inouï. Inouï dans le sens où personne comme lui n'ose de telles ruptures de tempo : exécutant des rubatos (moments où le rythme est pris avec une liberté totale, ndlr) généralement proscrits en jazz et faisant des incartades loin du thème pour y revenir, l'air de rien. Sans compter les audaces polytonales.

Du coq à l'âne

"Lorsque nous rentrons sur scène, nous n'avons aucune idée de ce que nous allons jouer", raconte le batteur Louis Moutin. "Martial pose les mains sur le piano, et improvise selon son humeur, selon l'esprit de l'instant. Avec François à la contrebasse, nous sommes à l'écoute. Et hop !, on envoie, on lui répond. Ça peut durer un petit moment. Et puis, un standard fait son apparition, ou pas. Solal s'en éloigne. Pour citer parfois un autre thème. Le tout dans une grande continuité. Je ne connais personne qui ait une telle réactivité." La chanteuse Claudia Solal, fille de Martial, le reconnaît aussi : "Il a une rapidité d'anticipation fascinante. C'est comme s'il avait en main un tas de dominos qu'il place dans l'ordre qu'il veut. Et ça marche. Le puzzle ressemble toujours à quelque chose. Mais parfois, il a tellement d'idées à la seconde que ça se bouscule." C'est un reproche qui lui est souvent fait : passer du coq à l'âne. "C'est vrai, c'est peut-être mon défaut", admet Martial Solal, amusé. Il se justifie : ses doigts jouent différents pupitres d'une orchestration. Le résultat est évidemment très dense. "Maintenant que je sais jouer du piano à peu près correctement, j'essaie de me réfréner. Ça devient beaucoup plus intéressant."

Le pianiste ne rentre décidément pas dans des cases et contourne les formules classiques du jazz : exposé du thème, improvisations à tour de rôle, réexposition du thème. Solal préfère composer son propre menu, à mi-chemin entre les gardiens du temple "bop" et les adeptes de l'improvisation entièrement libre. "J'ai toujours été épris de liberté, avant même que le free-jazz n'existe ! Mais si on est seulement en avant-garde, au mépris de tout ce qui a existé avant, ça ne m'intéresse pas. D'ailleurs, je m'astreins à ne pas me séparer de tous les éléments qui fondent le jazz : je maintiens soit un tempo, soit une structure harmonique ou encore la mélodie", explique-t-il. Le free-jazz, qui a fait table rase des conventions du jazz à la fin des années 1960, ne l'a donc pas intéressé. Les récentes velléités de fusion (jazz-rock, latin-jazz...) encore moins. La musique classique et contemporaine, beaucoup plus. Stravinsky, Bartók, Berg, Messiaen. Mais avec parcimonie. "Ce sont deux styles différents, qui ont leur histoire propre. Comme l'eau et l'huile, on a beau secouer, les deux liquides ne se mélangent pas."

Audace et humour

Solal poursuit inlassablement sa quête pour mener le jazz ailleurs. Notamment dans des œuvres longues. "Le jazz est la musique du XXe siècle. Elle mérite autre chose que de petites chansons, non ?", soutient-il. C'est ainsi qu'il se lance dans une Suite en ré bémol en 1959, puis compose plusieurs concertos pour divers instruments et orchestre dans les années 1980. Ses partitions pour big band (le Dodecaband en 1981, puis le Newdecaband à partir de 2006), pétillent d'audace. Avec tout ce bagage, Martial Solal peut se permettre de jongler avec les notes, de surprendre par sa malice. Et par sa technique volubile, séduire des pianistes classiques de grande renommée tels que Samson François et Sviatoslav Richter. "Ce n'est pas un pianiste qui s'écoute jouer, qui se complaît dans le lyrisme", estime Claudia Solal. "En revanche, ce qui lui fait plaisir, c'est ce perpétuel goût du jeu, c'est de tout prendre avec distance." L'humour s'immisce jusque dans les titres de ses morceaux (la parodie d'une méthode réputée difficile de piano appelée Hanon devient Ah non !) et dans le choix des mots pour introduire ses concerts.

Une telle personnalité a, parfois, été oubliée. Même s'il a marqué le jazz de son empreinte - et même touché le grand public, en signant la BO d'A bout de souffle de Godard en 1960 -, Martial Solal n'a pas toujours suscité l'enthousiasme dans l'Hexagone. Sa notoriété n'est pourtant plus à faire aux Etats-Unis, berceau du jazz. Réclamé à New York dans les années 1960 et à nouveau depuis une dizaine d'années, le piano de Solal a été attentivement écouté par des oreilles célèbres comme celles de Bill Evans et de Duke Ellington, qui disait de lui : "Martial  Solal  a,  en  abondance, les  éléments  essentiels  à  un musicien : sensibilité, fraîcheur, créativité et une technique extraordinaire."

Alors que Martial Solal entame sa quatre-vingtième année, la France redécouvre qu'un des pianistes les plus originaux du monde, récompensé en 1999 par le Jazzpar Prize (considéré comme le Prix Nobel du jazz), réside chez elle. "Il est pour moi l'un des plus grands musiciens au monde", témoigne Eric Le Lann, trompettiste qui joue avec Martial Solal depuis vingt-huit ans. "Écoutez-le en piano solo, c'est hallucinant."

Martial Solal Trio with François Moutin and Louis Moutin Longitude (CamJazz) 2008