Les conquêtes de Farid Berki au Yémen

Impro, danse et hip hop

Le chorégraphe Farid Berki, les danseurs Romuald Brizolier et Ludovic Tronché et DJ Malik ont plongé Sanaa, la capitale du Yémen, dans un voyage inédit : le hip hop. C'était le mercredi 30 avril, le temps d’un atelier de création avec une quinzaine de jeunes danseurs issus de toute la région moyen-orientale. Ils ont bousculé avec malice et respect l’ordre a priori traditionnel du Yémen. Récit d'une performance baptisée "Improviedanse".

"Ne pas se soucier de ce que l'on fait, juste de ce que l'on pense". Les danseurs s'emparent de l'invitation lancée par Farid Berki. Il leur a "demandé la lune" mais il le sait. Ils n'ont pas eu peur du voyage.

Ils sont Yéménites, Syriens, Iraquiens ou Palestiniens. Ils ont de 18 à 22 ans et forment un groupe de quinze b-boy (hip hopper). Ils sont novices ou presque, habitués à la performance technique qui gravite autour d'eux. L’ego et le Battle (la confrontation) sont restés en coulisse.

Ils découvrent et apprennent les déambulations collectives de la meute, à pas feutrés, sur la scène du centre culturel yéménite. Romuald Brizolier est à la tête de l’équipée. Le chorégraphe lillois, Farid Berki et les danseurs de sa compagnie Melting Spot ont investi Sanaa avec le projet de fondre leurs mouvements au plus près du tourbillon social et urbain que la capitale leur dévoile. Et qu’ils captent. DJ Malik a fait sa récolte de sons dans les coulisses de la ville : l’écoulement de l’eau, le souffle du Butagaz qui grille la viande dans les restaurants, les cris… Il emboîte cette ville sonore dans les pas virtuoses de l'oud, du violon, du naï (une flûte de pan diatonique), de la contrebasse et de la derbaké (tambourin arabe) des musiciens yéménites.

Le hip hop fait son entrée fracassante dans l'ordre bien rôdé d'un pays a priori marqué par la tradition. La troupe mime et bouscule la jungle urbaine des klaxons, de l'enchevêtrement des voitures, des pas pressés de la foule et du passage forcé des brouettes. Les balayeurs des rues, dans leurs combinaisons orange, quittent les angles morts des caniveaux pour envahir la lumière de la scène : aujourd’hui, Ludovic Tronché et Bolo (danseur Soudanais) font des akhdam (les serviteurs) des héros. Les jambiyah (poignards courbés symboles de pouvoir et de virilité), tournoient sans jamais s'affronter. Le couteau épouse le tourbillon grandiose d’un windmill de Romuald, qui tourne sur le dos en s’aidant de ses jambes.

Complicité de l'improvisation

Tous les symboles s’apprivoisent, les hommes se toisent puis s’amadouent. Ils se font finalement la bise comme un pivert martèle de son bec l’écorce d’un arbre. Les duels sont sans risques. Berki se lance en solo à l’assaut de l'oud de Abdallatif Yacoub. Complicité magique de l’improvisation, le danseur "réalise un rêve". L’équipe, invitée par le centre culturel français de Sanaa, avoue quelques "moments de solitude" durant les cinq petites après-midi de répétition. Créer, former, parler, comprendre : donc voir et écouter. Farid Berki poursuit au Yémen son exploration des autres. Cette curiosité dure depuis quatorze ans. Le hip hop n’est pas un prétexte, mais un moment de gestes et de mouvements parmi beaucoup d’autres. "Improviedanse" est une performance.

Les head spin (tours sur la tête) et les thomas (copies au sol des mouvements de gymnastique réalisés au cheval d’arçon) jalonnent les ralentis, durant lesquels le groupe progresse d’un seul et même pas. Les beats sont des repères, pas des autocrates. L’attente est là. Les jeunes danseurs explosent enfin leur envie sur une scène, pour un public. La salle aurait pu contenir le triple des six cents spectateurs qui se sont pressés aux grilles de l’entrée. Les femmes représentent peut-être le tiers de ce public. Certaines ont assisté aux répétitions. Ludovic les a accompagnées dans ce passage de frontières. Elles ont cru, jusqu’au dernier moment, qu’elles seraient de ce moment de rupture, sur les planches : la femme, aux yeux de tous, déploierait dans les rythmes les extrêmes d’un corps sinon sanglé dans le balto (la robe), mais le visage libéré du niqab (le voile). "Une chose après l’autre" murmure Farid. La rupture est déjà là. Farid Berki a rendu les choses possibles. Les voyages peuvent faire de jolis souvenirs. Ces rencontres laisseront des traces.

François-Xavier Trégan