Alain Bashung, un modèle
L’actuelle scène rock française n’aurait sans doute pas cette richesse sans le rôle de pionnier joué par Alain Bashung, à la fois dans les formes poétiques et musicales et dans son inépuisable courage artistique.
Le courage artistique
L’actuelle scène rock française n’aurait sans doute pas cette richesse sans le rôle de pionnier joué par Alain Bashung, à la fois dans les formes poétiques et musicales et dans son inépuisable courage artistique.
On sait qui furent les premiers rockers français, à l’orée des années 1960. Mais le rock français a sans doute été inventé par Alain Bashung. Sans lui, il n’y aurait pas eu cette liberté que nous connaissons dans la musique française depuis quelques lustres – les Innocents et Jean-Louis Murat, Noir Désir et Dominique A.
Grâce à lui, la langue des chanteurs s’est affranchie de tous ses vieux carcans pour conquérir des ivresses semblables à celles que connait la musique. Et, ayant gagné cette liberté avec Bashung, la chanson française ne l’abandonnera plus. Avant lui, il n’y a pas mille manières d’écrire dans notre langue. Si l’on n’a pas les ambitions littéraires d’un Brassens ou – à la rigueur – d'un Le Forestier ou d’un Higelin, tout sonne creux : le romantisme sucré et ses amour-toujours-tendresse-tristesse, le parler "jeune" des chansonnettes post-yé-yé, la rage mécanique des punks français ou de Trust, le "rimbaldisme" électrique adolescent de Téléphone… Pourtant, quiconque écoute Dylan, les Beatles ou The Doors espère parvenir à la liberté étourdissante de leurs textes, une liberté que l’on ne parvient pas à retrouver dans la langue de Charles Trenet et Claude Nougaro, pourtant capable de l’entrain et des déhanchements du jazz.
En français dans le texte
Bashung, lui, il se rêve en américain, mais sans se résoudre à chanter en anglais ou en "yaourt". Il tâtonne, il hésite, il échoue. Est-ce un hasard si son premier 45 tours, en 1966, s’intitule Pourquoi rêvez-vous aux Etats-Unis ? Et est-ce un hasard si c’est un bide ? Il nous confiera, à l’époque de Fantaisie militaire : "Quand j'ai commencé, vers dix-neuf ans, les producteurs ne cherchaient pas quelque chose d'unique, mais des copies. Je me sentais très mal parce qu'il ne fallait pas que je sois intéressant, alors que je sentais qu'un certain public cherchait quelque chose d'original, de spécial."
De manière empirique, sans chercher midi à quatorze heures, il résout quelques problème réputés insolubles. Par exemple, la question de la mélodie : en France, par principe, on chante toutes les notes. Et l’alternative est simple : soit on adapte les tubes du rock’n’roll le plus classique, soit on se promène entre les grandes traditions françaises : l’art du XIXe des Debussy ou Ravel, la valse et la java du bal musette, la francisation du swing américain qui prospère de Maurice Chevalier à Georges Brassens…
A la fin des années 1970, Bashung commence à poser sa voix de manière singulière : accent indéfinissable, timbre grave et nasal, diction "chewingommeuse", mais surtout une manière de chanter qui néglige une partie de la mélodie, qui fait entrer le son et le sens du chant dans le cours de la musique. Il va chanter "trois notes, des fois. Dans la mesure où je veux mettre en avant les mots, les idées, l'écriture, je ne peux pas me permettre des mélodies trop précises. Michel Legrand, par exemple, a écrit des vraies mélodies, mais je ne pourrais pas raconter ce dont j'ai envie sur ce genre de mélodies : elles aplatiraient un peu, donneraient une idée trop conformiste de ce que je dis. Par contre, je travaille beaucoup plus sur les décors des chansons – les musiciens, le son, les atmosphères, le tempo, le phrasé."
Et il travaille les textes ! Longtemps avec Boris Bergman, brièvement avec Serge Gainsbourg, quelques lustres avec Jean Fauque, Bashung malaxe, pétrit, sculpte le son et le sens. Quand enfin, après bien des efforts, la formule est prête et fonctionne, le succès fond sur lui. "J'ai eu la chance de trouver finalement des gens qui voulaient m'accompagner dans cette direction, dans laquelle on avait l'impression que le reste du monde était contre nous – un combat à la fois glorieux et fatiguant. Quand Gaby est arrivé, on avait l'impression d'avoir gagné ce combat. Le public m'avait donné raison. Mais mes problèmes ne s'arrêtaient pas pour autant : c'était la première fois que je pouvais vraiment exister, et ça pouvait devenir une prison."
Toujours en mouvement
Tout Bashung est dans ces derniers mots : jamais il ne cesse d’être en mouvement, jamais il ne fait entendre un disque ou ne monte sur scène sans surprendre. Car l’audace est consubstantielle à sa musique. Chacun de ses albums ou de ses concerts est un événement, non seulement parce qu’il apporte son lot de chansons neuves et de sensations sonores inédites, mais aussi parce qu’il présente une nouvelle méthode, une nouvelle fabrique de musique, une nouvelle tension entre le son et le sens, entre l’intention de la musique et son rendu, entre l’urgence poétique et le grain de la chanson…
Il marque l’entrée de la musique populaire en France dans l’ère d’un rock adulte, débarbouillé de ses complexes vis-à-vis des Anglo-saxons. Mais il compte aussi parmi les symboles de la culture post-moderne européenne, à la fois soucieux du jaillissement et maniaque de la préméditation, cherchant toujours des voies nouvelles mais se nourrissant d’une culture immense et profuse, obsédé par le dépassement de soi mais conscient de ses propres limites… A la fois marginal et populaire, underground et accessible, Alain Bashung a quitté la scène alors qu’il était un des rares modèles que se reconnaissaient ses cadets. Il ne fait guère de doute que, par son courage et sa droiture artistique, il le sera encore pendant un bon moment…