Disparition de Mano Solo
Personnage hors norme de la scène française, le chanteur s’est éteint dimanche 10 janvier 2010 à l’âge de quarante-six ans, après des années de combat contre le sida.
Mano Solo, la rage et le lyrisme
Personnage hors norme de la scène française, le chanteur s’est éteint dimanche 10 janvier 2010 à l’âge de quarante-six ans, après des années de combat contre le sida.
Mano Solo bouleverse. Lorsqu’il surgit, à l’aube des années 90, c'est une voix d'une absolue sincérité, chantant les vérités les plus crues de l’époque – le sida, le chômage, l’exclusion, la désespérance... Depuis les réalistes de l’entre-deux-guerres, on n’a pas osé chanter la souffrance, la mouise et la colère avec une telle constance. Au-delà même de son histoire personnelle, les chansons de Mano Solo étaient nourries de l’expérience collective d’une génération – une génération nourrie de Brassens et Bruant autant que de la rage du premier punk-rock…
"Je suis un fils de soixante-huitard et tout ce dont on m'a parlé quand j'étais petit n'existe pas. On nous a parlé de libération sexuelle, et nous sommes condamnés au préservatif. Il y avait les lendemains qui chantent, mais Mitterrand n'a rien changé, et rien ne changera jamais."
Emmanuel Cabut, fils du dessinateur Cabu, est né en avril 1963. Du point de vue générationnel, il a tout faux : trop jeune pour changer le monde et même trop jeune pour participer à la première vague de l’alternatif, il est spectateur de Bérurier Noir, la Mano Negra, Parabellum ou les Garçons Bouchers… Entre quinze et vingt ans, il plonge dans la drogue, les vols de voiture et la baston, et joue même un temps de la guitare avec les Chihuahuas, groupe de la deuxième génération de l’alternatif. "Tout ce que j'ai fait ces années-là, je ne le comprends pas. Et lorsque j'avais vingt-quatre ans, que je m'en étais sorti, il m'est arrivé le sida."
Il est peintre et vit dans une péniche, à Toulouse, lorsque son médecin lui annonce au téléphone qu’il est séropositif. A l’époque, la seule chose que l’on sait vraiment du sida, c’est que l’on en meurt. Il n’aura pas le temps de dire ce qu’il veut dire en peignant, il sera chanteur – ça va plus vite. Le jour même, il écrit sa première chanson. "Et puis, avec une guitare, on fait plus de bruit qu'avec un pinceau." En fait de bruit, la musique de Mano Solo puise à pleins bras dans l'héritage français : valses à l'accordéon, guitare douloureuse, voix éraillée qui chante dans l'urgence. "Je fais de la chanson française d'aujourd'hui, sur des thèmes d'aujourd'hui. Je n'essaie pas de recréer la chanson des années 30, mais j'écris avec l'attitude que l'on pouvait avoir à l'époque."
Il crée un groupe, la Marmaille Nue, qui quelques mois plus tard commence à tourner sur un rythme effréné. Puis le Mano de la Marmaille Nue se lance en solo. Il sera Mano Solo, voix qui trouve immédiatement sa place dans le paysage musical du moment, dès son premier album en 1993. "J'ai eu la chance d'avoir des parents intelligents qui m'ont donné des références pour réfléchir, pour créer. Et c'est pour tous ceux qui n'ont pas reçu ce trésor que j'ai envie de témoigner. J'ai envie de prévenir qu'il n'y a pas d'un côté les gens qui se sentent bien et de l'autre ceux qui se sentent mal. On est tous sur le fil du rasoir, on peut tous toucher le fond." C'est de ce fond-là que Mano Solo chante, d'une manière qui est sans doute la plus poignante que l’on ait entendue en France depuis des décennies. Il chante ainsi : "Ils ne savent pas qu'il y a toujours plus profond que le fond/C'est là qu'on habite/C'est là notre maison."
Il devient la voix des révoltés qui n’ont pas le droit à la révolution, la voix de ceux qui voudraient tout changer mais qui arrivent dans un monde où toutes les libertés ont déjà été conquises. Post-punk, nihiliste, hargneux, rageur, il séduit les jeunes filles au romantisme noir et les rebelles des derniers squats alternatifs, il intrigue toute la gauche et attire les éternels chasseurs de sensations fortes…
En 1995, alors que son album Les Années sombres monte dans les dix premières places de ventes d'albums en France, il annonce qu’il abandonne la chanson, avec un concert unique au Bataclan. "Je n'étais pas là pour que les petites minettes soient amoureuses de moi", explique-t-il à la presse. En fait, au cours du concert, il lance : "Maintenant, je ne suis plus séropositif." Le public est saisi d’émotion : c’est bien un adieu, la maladie s’est déclarée. Mais Mano Solo fera la Une du Nouvel Observateur lorsque l’hebdomadaire célèbrera les miracles des trithérapies qui, en France tout au moins, ralentissent notablement l’hécatombe liée au sida.
Mano Solo ne mourra pas, donc. Et ses chansons se transforment. Il commence à célébrer la beauté de la vie, les bonheurs de l’amitié et de l’amour, la chaleur de Paris ou de Barcelone… De "phénomène de société", il devient un chanteur presque normal. Car il refuse toujours beaucoup des règles du jeu usuelles. Hérissé comme un oursin face au show business, il entend mener seul sa carrière, sans s’embarrasser d’intermédiaires. Il monte un fugitif groupe de punk-rock furieux, les Frères Misère, autoédite un recueil de poésies et un roman, cherche en permanence des moyens nouveaux de toucher son public.
Passionné par internet, il est un des premiers artistes à s’investir sur son site par la musique, l’image et le texte. Il quitte sa maison de disques, Warner, en 2006, et sera un des premiers artistes français à demander aux internautes de l’aider à produire son album. C’est un échec et une nouvelle déception. Il lance : "Je suis la preuve vivante qu’on ne peut pas se passer des majors." C’est en licence chez un des rares indépendants survivant à la crise du disque, Wagram, qu’il sort en septembre 2009 l’album Rentrer au port. Le 12 novembre, il donne un concert à l’Olympia. C’est le dernier : le lendemain, il est hospitalisé. Il tiendra jusqu’au 10 janvier.
Retrouvez Mano Solo dans l'emission d'Alain Pilot, la Bande passante en public, enregistrée en 2007 à la Flèche d’Or et rediffusée samedi 16 janvier dans Musiques du monde