Disparition de Jean Ferrat
Jean Ferrat est mort samedi 13 mars 2010 à l'âge de 79 ans. La femme est l'avenir de l'homme, La Montagne, Ma môme, Nuit et brouillard, Que serais-je sans toi ?... Sa voix et ses textes auront marqué la chanson française des 50 dernières années.
Un artiste engagé
Jean Ferrat est mort samedi 13 mars 2010 à l'âge de 79 ans. La femme est l'avenir de l'homme, La Montagne, Ma môme, Nuit et brouillard, Que serais-je sans toi ?... Sa voix et ses textes auront marqué la chanson française des 50 dernières années.
Quel Ferrat la postérité retiendra-t-elle ? L’artiste engagé qui longtemps chanta "rouge" ? L’interprète de chansons populaires immortelles, de la légèreté de Ma môme à la gravité de La Montagne ? Le chantre de Louis Aragon qui œuvra à mettre la poésie dans toutes les maisons ? L’ermite d’Antraigues-sur-Volane qui sortait de temps à autre de sa retraite pour s’en prendre aux mœurs des médias et du show business du moment ?
Pourtant, l’homme semblait, au moral, fait tout d’un bloc. Je ne suis qu’un cri, chantait-il, sur des paroles de son fidèle ami Guy Thomas : "Je ne suis pas littérature/Je ne suis pas photographie/Ni décoration ni peinture/Ni traité de philosophie/Je ne suis pas ce qu'on murmure/Aux enfants de la bourgeoisie/Je ne suis pas saine lecture/Ni sirupeuse poésie/Je ne suis qu'un cri." Un autoportrait, un credo, un aveu…
Jean Tenenbaum est né le 26 décembre 1930 dans la région parisienne. Quatre enfants, père joaillier, mère fleuriste, petits revenus. Mais la guerre vient. Un jour, son père s’en va. Déporté, il ne reviendra jamais. Aussi, à la Libération, Jean doit travailler pour aider sa famille. Mais il rêve de chanter ou de jouer la comédie. Il joue de la guitare dans un orchestre de jazz, écrit ses premières chansons, tâte du théâtre… En 1956, il met en musique Les Yeux d’Elsa, poème de Louis Aragon qui sera interprété par André Claveau, un des chanteurs les plus populaires de l’époque. Deux ans plus tard, il rencontre une chanteuse, Christine Sèvres, qui va devenir son épouse. Mais sa carrière tarde à démarrer : "J’ai chanté sept ans avant de voir une petite lueur, nous dira-t-il plus tard. Sept ans, ce n’est rien du tout à dire, mais quand on les vit journellement, qu’il faut manger, c’est long..."
Le succès de Ma Môme
Son paysage s’éclaire avec Ma môme, en 1960, une chanson prolétarienne comme les années 30 les aimaient tant, mais dans la France en pleine modernisation ("Ma môme, elle joue pas les starlettes/Elle met pas des lunettes/De soleil/Elle pose pas pour les magazines/Elle travaille en usine/A Créteil").
Trois ans plus tard, Nuit et brouillard attire sur lui un double succès commercial et critique en évoquant la déportation : "Ils étaient vingt-et-cent, ils étaient des milliers/Nus et maigres, tremblants, dans des wagons plombés/Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants/Ils étaient des milliers, ils étaient vingt-et-cent." Ce succès se transforme en gloire en 1964 avec La Montagne, hymne à sa chère campagne ardéchoise où il a acheté une maison, et dont il évoque à la fois les mutations et l’intangible beauté : "Ils quittent un à un le pays/Pour s'en aller gagner leur vie/Loin de la terre où ils sont nés/Depuis longtemps ils en rêvaient/De la ville et de ses secrets/Du formica et du ciné (…)/Pourtant que la montagne est belle/Comment peut-on s'imaginer/En voyant un vol d'hirondelles/Que l'automne vient d'arriver ?"
L’année suivante, il s’impose définitivement avec une autre chanson majeure, Potemkine, qui évoque les combats de la révolution russe de 1905 : "M'en voudrez-vous beaucoup si je vous dis un monde/Qui chante au fond de moi au bruit de l'océan/M'en voudrez-vous beaucoup si la révolte gronde/Dans ce nom que je dis au vent des quatre vents/Ma mémoire chante en sourdine/Potemkine."
Amoureux de la poésie
Les années 60, c’est la guerre froide et le règne de l’audiovisuel d’Etat. Potemkine ne passe guère sur les ondes, mais l’audience de Ferrat dépasse de très loin le seul cercle des adhérents et sympathisants du Parti communiste. Il voyage beaucoup, notamment à Cuba en 1967, et partout dans la francophonie. En ces temps d’agitation et de débat politique bouillonnant, c’est avec un disque d’amoureux de la poésie qu’il revient au sommet en 1970 : Ferrat chante Aragon va se vendre à un million d’exemplaires dans l’année, avec notamment Que serais-je sans toi ("Que serais-je sans toi, qui vînt à ma rencontre/Que serais-je sans toi, qu'un cœur au bois dormant/Que cette heure arrêtée au cadran de ma montre/Que serais-je sans toi, que ce balbutiement"). C’est alors que Ferrat annonce qu’il ne montera plus sur scène. Après l’ultime tournée, en 1973, il ne quitte ni les ondes ni les électrophones français : deux ans plus tard, La femme est l’avenir de l’homme est un succès plus spectaculaire encore que La Montagne.
Mais il s’est retiré à Antraigues-sur-Volane, village de 500 habitants en Ardèche et ses incursions dans l’actualité de la chanson deviennent sporadiques. Pour conserver le contrôle de ses chansons, possession de Polygram (le futur Universal), il réenregistre près de ses 120 chansons qui paraissent en coffret en 1980, la même année que la chanson la plus controversée de sa carrière, Le Bilan. Après une déclaration de Georges Marchais, secrétaire général du Parti communiste, à propos du "bilan globalement positif" de l’URSS et des démocraties populaires, la chanson apparaîtra comme une rupture avec le PC : "Mais quand j'entends parler de "bilan" positif/Je ne peux m'empêcher de penser à quel prix/Et ces millions de morts qui forment le passif/C'est à eux qu'il faudrait demander leur avis." Un million d’exemplaires vendus en quelques mois…
Après la mort de sa femme en 1981, Ferrat s’éloigne quelques années des studios. Son retour, en 1985, avec Je ne suis qu’un cri, sera suivi d’autres longs silences, puisque La Jungle et le Zoo ne sortira qu’en 1991 (l’enregistrement d’une soirée télévisée, au cours de laquelle il chante avec un grand orchestre, ne paraîtra qu’en 2002) et le disque Ferrat 95 est consacré à des adaptations de poèmes d’Aragon. Le chanteur, toujours soutenu par un public fidèle, n’était pourtant pas absent des médias : de tribune en interview, il se faisait le défenseur ardent d’une chanson "classique" qui n’a plus droit de cité sur les antennes des grandes radios et des télévisions. Il laisse flotter l’idée que, s’il ne reviendra jamais à la scène, il se remettra à l’écriture de chansons. Dans cette situation d’entre-deux, il laisse tomber dans une interview, au début des années 2000 : "Je suis un ancien chanteur." Un de ceux que la France a le plus aimé…