Les défricheurs du ghetto
Alors que les plus grands de l’industrie du disque s’inquiètent pour leur avenir, comment se portent les petites productions communautaires ? Enquête dans les structures "du ghetto" à Château Rouge et Gare de l’Est, les quartiers les plus afro de Paris, capitale de la sono mondiale…
D'Abidjan à Château Rouge
Alors que les plus grands de l’industrie du disque s’inquiètent pour leur avenir, comment se portent les petites productions communautaires ? Enquête dans les structures "du ghetto" à Château Rouge et Gare de l’Est, les quartiers les plus afro de Paris, capitale de la sono mondiale…
Le quartier Château Rouge de Paris, c’est le rendez-vous de toutes les diasporas africaines. On trouve les plus beaux pagnes à la mode, des coiffeurs afro, du poisson ou des épices directement importés d’Afrique. Dans un tout petit périmètre, des dizaines de boutiques de musique proposent les dernières nouveautés qui font danser ou réfléchir les compatriotes de Kinshasa, Abidjan ou Conakry. Pourtant, dans le contexte de crise du disque généralisée, ces détaillants n’échappent pas à la règle : ils résistent.
Derniers mohicans
Il y a encore quatre ou cinq ans, la SARL Dramé Alimentation produisait des artistes guinéens, comme Sayon Camara, en plus de ses activités de couture et d’épicerie. Comme elle, il y a quelques années, beaucoup de commerçants du quartier investissaient leurs bénéfices dans la production artistique, sur les conseils de proches restés au pays.
Aujourd’hui, le gérant écoule ses stocks de disques et DVDs et n’investira plus un centime dans le secteur : "La musique c’est fini !" bougonne-t-il en claquant la porte. Un peu plus haut dans la rue Doudeauville, dans la boutique de Lampe Fall production, les habitués passent pour se saluer et prendre des nouvelles du pays. Des jeunes femmes achètent le nouvel album de Daba Seye, des hommes en boubous recherchent des cassettes religieuses et des noix de cola.
L’entreprise importe directement ses albums du Sénégal si bien que la boutique est aussi fournie qu’un stand du marché Sandaga de Dakar ! Malgré son assise dans le quartier, Lampe Fall ne produit plus de musique et espère s’en sortir en se concentrant sur ses activités de distribution…
Mais reste-t-il donc des producteurs à Château Rouge ? Beaucoup ont disparu. Une jeune femme nous oriente vers l’un des derniers mohicans du secteur pourtant florissant de la rumba congolaise, Sonima Music, dans le Xe arrondissement de Paris.
Demande forte
Coincée entre deux sandwicheries turques, Sonima Music produit des albums de Koffi Olomide, Montana ou Joss Diena. Son directeur, le Pakistanais Nadim Mohd s’est d’abord intéressé à la production de films indiens dans les années 1990. "Les clients africains venaient acheter les films Bollywood. Il y avait une demande très forte ! J’ai produit les débuts des Guignols d’Abidjan et surtout le DVD d’un spectacle de Koffi Olomide à l’Orée du Bois, un restaurant de la Porte Maillot. On passait quelques titres, on communiquait sur le jour de la sortie et à la date fixée, il y avait la queue jusque dans la rue ! Le bouche à oreille fonctionnait et les gens venaient acheter. Cette musique, c’est leur lien avec leur pays d’origine. Aujourd’hui, ils consomment toujours de la musique, mais autrement, sur internet."
Nadim Mohd se déplace toujours à Kinshasa ou Abidjan pour écouter des nouveautés et mettre en avant des talents inconnus en France… Il a d’ailleurs à son actif quelques "coups" comme la co-production du premier Magic System ou celle de Gloire à Dieu des "faroteurs" d’Espoir 2000. Cependant, il investit de moins en moins : en 2010, Sonima Music n’a sorti que deux albums. "En cinq ans, nous avons divisé nos ventes par quatre !" insiste-t-il. Il essaiera de produire quelques nouveautés en 2011, pour attirer les clients dans sa boutique...
Sortir du ghetto
Accoudé au comptoir de Sonima, le jeune producteur ivoirien Scottie de Job Records garde confiance : "Les gens ont besoin de cette musique-là, pour les faire danser comme au pays, ou leur donner des nouvelles de l’atmosphère chez eux. C’est pour cela qu’Espoir 2000 a cartonné, c’est un bulletin d’information sur la société ivoirienne" !
Avec sa sacoche et sa voiture, Scottie assure depuis dix ans la distribution de disques au quartier. Il dépose ses albums de musique ivoirienne ou sénégalaise dans des maquis-restaurants, des salons de coiffure, des centres d’appels. Bref, "dans le ghetto". "On appelle ghetto tout ce qui est produit et distribué en dehors des circuits institutionnels, renseigne Scottie. Les circuits de proximité que les gens du haut ne connaissent pas et qui continuent à vendre malgré tout". Avec sa démarche artisanale, Scottie réussit à produire environ huit albums ou compilations par an, dont il vend environ 2000 exemplaires. "Pour vivre bien, il faut réussir à sortir du ghetto" assure-t-il.
Défrichage
En 2011, il prépare une percée "vers l’Autre Monde", avec le premier album des reggaemen ivoiriens, les Farafina X-men, repérés en Côte d’Ivoire par Ismaël Isaac. Pour ce disque, Scottie a investi 20.000 euros, soit cinq fois plus que d’habitude et soigné la production. "La musique du ghetto est souvent lourde, encombrante, mal mixée. Il faut soigner les arrangements, mais garder cette couleur de son, typiquement ghetto, que le public d’ici ne connaît pas", sourit-il.
Car là est l’enjeu des productions communautaires : faire entendre en France la bande originale des capitales africaines et surprendre le public français ! D’ailleurs à l’heure où les ventes de disques s’effondrent, de nombreuses majors sont à l’affût d’un nouveau raz-de-marée type Magic System.
En Afrique ou en France, elles se renseignent et font appels à leurs réseaux. Les majors s’intéressent aussi à ces circuits de distribution "ghetto", pour écouler certains produits à mi-chemin entre "les deux mondes". Scottie rappelle par exemple, qu’il a sorti le DVD du Zénith d’Alpha Blondy des rayons de la FNAC pour aller le distribuer dans les maquis ivoiriens : en un mois, il en a vendu 300. Pas si mal, dans le contexte.
Pourtant, malgré tous ces petits succès, la situation est difficile. La production de quartier est en sursis : ceux qui n’ont pas encore arrêté se donnent un ou deux ans de répit. Pourvu qu’ils parviennent à poursuivre leur salutaire défrichage musical. Dans un univers musical de plus en plus uniforme, le ghetto et "l’autre monde" en ont bien besoin.