Keren Ann, l’heure du crime
Pour son 6e album studio, Keren Ann revient avec son chiffre fétiche, 101, et une atmosphère de film noir, où domine la couleur rouge... Dans un disque pop éthéré, plein de lumière et de matières, de jeux et de poésie, entièrement en anglais, la jeune femme prouve, une fois encore, son immense talent.
Nouvel album, 101
Pour son 6e album studio, Keren Ann revient avec son chiffre fétiche, 101, et une atmosphère de film noir, où domine la couleur rouge... Dans un disque pop éthéré, plein de lumière et de matières, de jeux et de poésie, entièrement en anglais, la jeune femme prouve, une fois encore, son immense talent.
RFI Musique : Que représente pour vous le nombre 101 ?
Keren Ann : Mon favori, celui qui me hante. J’aime sa graphie, son esthétisme. Ce palindrome présente d’abord la valeur de mes initiales, KA (Kuph Aleph). En hébreu, Kuph signifie 100 et Aleph 1. Dans ce grand roman qu’est la bible, j’aime par-dessus tout le psaume 101, texte de justice. Et puis, 101 désigne aussi le numéro de l’ambulance en Israël, que j’ai hélas beaucoup utilisé ces derniers temps... Enfin, après un concert à Taipei, j’ai descendu étage par étage le gratte-ciel Taipei 101, et j’ai commencé ce décompte de 101 à 1 – ma dernière chanson – qui constitue une peinture abstraite de ma vie, où chaque sujet trouve écho dans un chiffre...
Du haut du gratte-ciel, vous avez observé comme dans le film d’Hitchcock, Fenêtre sur cour, la vie des autres. La matière de vos chansons ?
Vue de très haut, n’importe quelle ville la nuit se résume à de la poussière, du trafic et des lumières. Une image fixe, universelle, qui me rappelle d’infinis fragments de ma vie, inscrite la plupart du temps dans un environnement urbain ou sur les routes. Donc si j’étais dans Fenêtre sur cour, en train de regarder des bouts d’histoire, ce seraient des morceaux disparates de la mienne. Avec, à l’horizon, cette route 101, sur la côte pacifique des USA, transportée par le bus de tournée...
Dans votre disque, vous faîtes jouer les matières, les lumières et les bruits. En préambule de la création, vous avez toujours cette texture, palpable ?
Je n’irais pas en studio juste parce que j’ai des chansons. J’enregistre un album si j’ai un environnement sonore, des paysages précis. Au-delà des arrangements, des orchestrations ou de la production, ce sont des matières sonores, des fréquences, des pigments, un mélange, une atmosphère... qui se palpe, se touche ou s’apprivoise.
Aviez-vous envie d’une couleur dominante pour 101 ?
Il y a pas mal de lumière, de tons boisés, rosés, mais je voulais surtout que ressorte le rouge-sang. Pour le rehausser, il me fallait une gamme de gris, blancs, noirs... Alors, bien sûr certaines chansons tirent vers l’orange, comme You Were On Fire, et puis parfois le gris-noir s’oriente vers le bleu, le vert. Mais la palette principale reste les contrastes du crime...
Ces teintes sont présentes sur votre pochette, où vous apparaissez munie d’un pistolet. Que signifie cette mise en scène ?
J’adore le crime au cinéma, les films noirs d’Hitchcock, de Tarantino, je trouve le sang très esthétique à l’écran. Je voulais donc transposer ce charme en chanson. En tant qu’auteur-compositeur, je suis par ailleurs toujours intriguée par ces personnages iconiques, les malfrats, les cow-boys, les femmes fatales... Et puis, mon côté gangster ressort dans l’écriture. J’adore l’humour noir. Pour moi, c’est accepter la vie telle qu’elle est, entre rage et tendresse : la peindre au plus juste entre la mélancolie du piano et la légèreté de la kora.
Ce disque est lié à un événement particulier : la maladie et le décès de votre père. La musique peut-elle adoucir le malheur ?
En fait, il n’est pas directement lié à mon père, mais quand quelqu’un de très cher a besoin de nous parce qu’il souffre, on doit rester forte, on ne peut pas craquer... Donc je passais non-stop de l’hôpital au studio d’enregistrement où je gérais plusieurs projets, sans craquer. C’est ce que j’appelle "être gangster" : rester complètement froide aux événements, aux émotions les plus fortes, et tracer, tracer, toujours tracer... Le gangster ne s’arrête pas à un peu de sang, il continue. Par ce côté soldat, je pense que mon père est présent à chaque ligne de ce disque, dans ses moindres sillons.
Qu’est-ce qui nourrit votre art au quotidien ?
Ma vie, l’existence que je mène : mes relations amoureuses, affectives, familiales... A l’inverse de ma discrétion naturelle au quotidien, je déballe tout dans mon art : ma manière d’aimer, celle de détester, de ressentir le manque, l’empathie... auxquels s’ajoute la mélancolie, ce prisme apposé à ma vision. A mon optimisme forcené, se mêle toujours cette tristesse, qui fait que j’accepte la vie à sa juste mesure... Dans mes disques, je suis toujours tiraillée entre ce besoin de regarder les sentiments avec recul et cette gravité, qui fait que je me retrouve toujours dans les artères émotionnelles, parce que je ne saurais faire un album sans cet investissement profond.
Du côté de vos influences musicales, qui vous inspire à l’heure actuelle ?
Je reviens toujours à mes éducateurs de base : Bob Dylan, Bruce Springsteen, Leonard Cohen, Serge Gainsbourg, Billie Holiday, Chet Baker... Et c’est tout ! Après je ne sais pas si pas j’aime leur chanson, ou si j’ai appris à vivre à travers leurs paroles.
Lors de votre décompte dans la chanson finale, vous finissez sur "un" Dieu... Pourquoi ?
Je ne suis pas religieuse, mais si l’on choisit un métier artistique, je pense qu’on croit forcément en une instance supérieure. Après, on peut appeler cette transcendance par tous les noms : j’assume celui de Dieu.
Keren Ann 101 (EMI) 2011
En concert à Paris les 24 et 25 mai à la Cigale.