Saravah, cinquante ans d’audace généreuse

Les 50 ans de Saravah. © Charles Berberian

De la chanson nouvelle au free jazz, de l’expérimentation électro à la naissance de la world music, le label Saravah a longtemps été un pionnier. Jeanne Cherhal, Olivia Ruiz, François Morel, Séverin et quelques autres célèbrent aujourd'hui cette épopée unique.

Saravah a cinquante ans. Il y a, en France, d’autres labels discographiques et maisons d’édition musicales qui sont plus âgés, de Raoul Breton à Philips, mais peu qui aient su conserver une telle image de juvénile insolence et d’insouciance militante. Le 4 novembre, vient de sortir un album de reprises de grandes chansons enregistrées sur le label créé par Pierre Barouh, à commencer par La Bicyclette, qu’il a écrite sur une musique de Francis Lai et dont, presque quarante ans après la légendaire interprétation d’Yves Montand, Bertrand Belin présente une version en apesanteur entre nostalgie et modernité.  

Au générique de l’album, on retrouve Jeanne Cherhal, Olivia Ruiz, François Morel, Kahimi Karie, Albin de la Simone, Bastien Lallemant, Séverin, Camélia Jordana… Mais l’aventure se prolonge aussi ailleurs : Charles Berberian, qui dessine la pochette de cet hommage s’est lancé dans l’histoire de Pierre Barouh et de Saravah et il publiera la première partie d’un long récit graphique en décembre dans La Revue dessinée.

Les débuts d'une véritable épopée

Il est vrai que cette épopée est infiniment romanesque. Elle commence par une chanson qui, dans le monde entier, a rendu célèbre Pierre Barouh, chanteur, voyageur, acteur et cinéaste. "Comme nos voix ba da ba da, da ba da ba da / Chantent tout bas ba da ba da, da ba da ba da / Nos cœurs y voient ba da ba da da ba da ba da / Comme une chance comme un espoir" : avec ces paroles posées sur une mélodie de Francis Lai, le film Un homme et une femme de Claude Lelouch est entré dans toutes les mémoires – et même dans les mémoires de ceux qui ne l’ont pas vu.

Quand le film emporte la Palme d’or au Festival de Cannes en 1966, les signataires de sa bande originale voient leur destin changer : Francis Lai commence une magnifique carrière au cinéma (Love Story, Mayerling, Les Ripoux et presque tout Lelouch) tandis de Pierre Barouh refuse toutes les offres alléchantes qu’on lui fait.

S’il est flatté d’être invité à Hollywood et de dîner avec Paul Newman, il préfère utiliser les énormes droits d’auteur de sa chanson pour financer le plus étonnant phalanstère créatif des années 60-70 : les disques Saravah.

Mais, quand on connaît Pierre Barouh, comment aurait-il pu en être autrement, peut-on se demander rétrospectivement ? Il le dit lui-même : il est atteint du "syndrome de l’autre rive". Journaliste sportif puis grand joueur de volley-ball, il visite le Brésil à la fin des années 50, quand les Français n’y vont que pour échapper à la justice ou pour chasser les papillons.

Il y découvre la bossa-nova qui vient de naître et en rapporte des chansons, des amitiés, des images plein la tête. Il aime aussi le cinéma, devant comme derrière la caméra et on le voit, en chef des Gitans, dans D’où viens-tu Johnny ? en 1963 – un journaliste dira qu’il est "le seul ami de Johnny Hallyday qui ne lui a jamais rien demandé". Il sort quelque 45 tours sur des mélodies de ses maîtres brésiliens comme Antonio Carlos Jobim ou surtout de son ami Francis Lai, qui a été notamment accordéoniste d’Édith Piaf.

Quand il travaille avec son copain Claude Lelouch sur Un homme et une femme, il crée une petite maison d’édition musicale qu’il baptise Saravah, du nom d’une samba composée par Baden Powell sur un texte de Vinicius de Moraes, qu’il a adaptée en français pour essayer de raconter aux Français ce qu’est la bossa-nova au Brésil et qui figure aussi dans le film.

De la musique avec des amis…

Donc, quand l’argent commence à couler à flots, Pierre Barouh fait le compte de ce qu’il aime : vivre sans urgences, voyager sans fréquenter les palaces, faire de la musique avec des amis… Alors il décide de faire enregistrer des disques aux amis : Jacques Higelin qu’il connaît depuis l’enfance, Brigitte Fontaine qu’il vient de découvrir grâce à lui, Jean-Roger Caussimon qu’il admire pour les textes extraordinaires donnés à Léo Ferré et qu’il convainc de se mettre à chanter à son tour…

Entre 1966 et 1976, Saravah enregistre une centaine d’albums. Bureau, bistrot et studio sont de part et d’autre d’une rue à Montmartre et Barouh est accueillant pour tous les turbulents de l’époque : l’inénarrable Albert Panou improvisant un archéo-rap avec l’Art Ensemble of Chicago en 1970, le bluesman Champion Jack Dupree, la chanson jazz et faubourienne de Nicole Croisille, l’ingénieur du son Daniel Vallancien qui annonce l’abstract electro du siècle suivant, la classe infinie des chansons de David McNeil, la pré-world music de Pierre Akendengue, le free jazz de Steve Lacy…

La première période de Saravah s’achève de manière un peu amère, quand Barouh découvre que son comptable a creusé un large trou dans la caisse… Mais il poursuit l’aventure. Sur un rythme moins frénétique, mais toujours la même curiosité, Saravah enregistre Maurane, puis Allain Leprest, A Filetta, Bïa, Claire Elzière, Daniel Mille, Pierre Louki, Fred Poulet ou Gérard Ansaloni…

La trace dans la création des années 80-90 sera peut-être moins profonde, mais l’éclectisme et la curiosité ne s’éteindront jamais. Et cette aventure inclassable et généreuse reste indépassée dans l’histoire de la chanson française. Elle rappelle que la liberté et la folie ont de beaux ancêtres…

Compilation 50 ans Saravah (Saravah) 2016

Soirée exceptionnelle Saravah au Trianon le 20 novembre 2016 à Paris
Site officiel de Saravah
Site officiel de Pierre Barouh