Eusébia, l’héritage du salegy malgache

La chanteuse malgache Eusébia. © Andry Rasamoelimanana

Assumer, se différencier et rester soi-même : sur son deuxième album intitulé Namako, la chanteuse malgache Eusébia avait à cœur de résoudre cette équation improbable, elle qui a effectué son apprentissage sur scène dans l’ombre de son père, star du salegy. Pour se détacher en partie de l’influence du clan familial et laisser parler sa nature, la fille d’Eusèbe Jaojoby a fait confiance à ses compatriotes issus du groupe Njava.

Sur le plan symbolique, l’acte est tout sauf anodin. Avec Namako, le deuxième album sous son nom, Eusébia achève son émancipation artistique. Elle coupe le cordon, en douceur, comme s’il s’agissait d’une évolution naturelle et non d’une fin en soi. À l’exception de sa petite sœur Charline, déjà aux chœurs sur le précédent projet discographique, aucune trace physique de la famille Jaojoby dans ce nouvel album : ni le père, Eusèbe, figure emblématique du salegy malgache dont elle a longtemps été choriste-danseuse ; ni les frères, avec lesquels elle avait formé un groupe au début des années 2000 et qui sont devenus des musiciens aussi réputés que sollicités ; ni même Roséliane, la sœur à qui elle a été si longtemps associée, tant dans le groupe familial que dans le duo Taly Tsara qu’elles ont constitué durant quelques années.

À ses côtés, un autre clan, qui a lui aussi beaucoup œuvré pour faire connaitre les musiques de Madagascar sur la scène internationale : le noyau du groupe Njava, lauréat du Prix RFI Découvertes en 1992, à savoir les frères Randriamanjava aujourd’hui membres du groupe pop Suarez basé en Belgique. L’association, au-delà de l’entente musicale, permet de réunir le Nord de la Grande Île, d’où est originaire Eusébia, et sa partie méridionale, dont Njava s’est fait l’ambassadeur.

Le processus d’indépendance, en tant que chanteuse, lui aura pris près de quinze ans. En plusieurs étapes. "Quand tu as un père déjà connu, c’est difficile d’arriver après", résume celle dont le prénom suffit à convoquer l’ombre paternelle. Lorsque la fratrie au complet fait ses armes sous l’appellation Jaojoby Junior, l’heure est clairement à la revendication collective de l’héritage.

Eusébia et Roséliane, souvent prises pour des jumelles, y gardent des fonctions similaires. Le tremplin s’avèrera surtout efficace pour lancer la carrière de leur coéquipière, la chanteuse Vaiavy Chila ! Les ambitions personnelles prennent forme après l’aventure Taly Tsara, qui aura permis aux deux sœurs sourire d’occuper vraiment le devant de la scène. Soucieux de l’avenir de sa progéniture, Jaojoby père monte en 2011 une entreprise familiale : un cabaret, dont Eusébia, de retour sur son île natale après quelques années à La Réunion, devient la gérante. L’idée d’un album solo prend forme, confié à ses frères, sans avoir la possibilité d’approfondir le travail comme elle le souhaite.

Un pas décisif est franchi quand elle monte un groupe pour assurer le suivi en concert des chansons de Viavy Gasy. Cette fois, les musiciens viennent d’autres horizons. Ils enrichissent les morceaux existants, puis apportent leurs arrangements à la préparation de ceux de Namako. La chanteuse entend se distinguer des tendances actuelles dans son pays et de ces tempos extatiques en vogue. "Le salegy, actuellement, c’est pour faire la fête, quand tu vas dans les bars, les boites. Mais ça ne peut plus passer à la radio. Je ne voulais pas faire ça, ce n’est pas ce que j’ai appris. Il faut aussi que ce soit plus facile pour les oreilles des non-Malgaches", explique-t-elle, avec une lucidité qui fait défaut à nombre de ses compatriotes chanteurs.

Si elle assume les influences familiales, qu’elle appelle son "école", elle est enfin parvenue, grâce au coaching des frères Njava et de leur sœur Lala, à modifier sa signature vocale, beaucoup plus grave, et trouver une identité très éloignée de celle qu’elle avait jusqu’alors. "Avec mon père, j’étais choriste, et il aimait bien que tout le monde chante fort et à l’unisson. Mais j’avais remarqué que j’avais un autre timbre", souligne-t-elle. La rupture est aussi en termes d’image : fini les tenues courtes et sexy. Désormais, elle entend donner une image plus conventionnelle de la femme malgache. "Bien élevée", précise-t-elle.

Sur Namako, elle a repris l’une de ses toutes premières compositions, Dadilahin’ala, écrite quand elle avait 14 ans. Soit cinq années après ses débuts en studio, sur un morceau de son père destiné au WWF. C’est à ce moment-là qu’elle a réalisé qu’il avait, sur le plan professionnel, un autre passé que celui qu’elle connaissait. Pour elle, celui qui avait déjà brillé dans les années 70 avec quelques 45 tours au sein du groupe Les Players était chef de service à la radio et télévision d’État, à Diégo-Suarez, cette ville portuaire située à l’extrême nord de la Grande Île où la famille vivait. "Le soir, il prenait sa guitare. Pas pour jouer des chansons malgaches, mais pour reprendre celles de Georges Benson, Ray Charles ou Stevie Wonder. Il nous faisait chanter avec lui. Mais je n’imaginais pas que c’était son métier !" se souvient-elle.

Lorsque Jaojoby s’installe à Antananarivo en 1988 et quitte l’emploi public qu’il occupait pour se consacrer à sa musique, la jeune Eusébia a le droit de l’accompagner lors des concerts programmés durant les vacances scolaires et de monter sur scène pour participer aux chœurs. Et prend, à travers les commentaires de ses copines de l’époque, la mesure de la popularité du papa chanteur ! "Impossible à dépasser", assure-t-elle d’emblée, avec une certitude à travers laquelle pointe autant le respect que l’admiration. Modestement, elle place la barre sur un autre terrain : exister par soi-même, et non à travers un autre.

Eusébia Namako (Autoproduction) 2016
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