Chanson et poésie, une paire pas si tranquille

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À priori, la poésie et la chanson vont très bien ensemble, sauf que la réalité est beaucoup plus nuancée. Des échos du poète russe Maïakovski jusqu’à Radio Elvis, petit tour d’une question beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît en ce début de XXIe siècle. Rencontre avec Matthias Vincenot, professeur aux Cours de Civilisation française de la Sorbonne et poète.

Ce soir-là en lisière de Paris, les Instants Chavirés affichent pratiquement complet. La salle très expérimentale de Montreuil en banlieue parisienne accueille le trio de Bertrand Cantat pour une lecture/chantée du polar Condor de Caryl Férey1. "Chapitre suivant : aller au diable", tonne Cantat avant que les mots ne s’entrechoquent. Est-on alors dans la simple mise en musique d’un roman noir sur le Chili de Pinochet ? Dans une performance ? Dans de la poésie ? À l’image des ex-membres de Noir Désir, le chanteur a largement mélangé le rock et la littérature au sens large.

Les adolescents du tournant du siècle se souviennent du texte-fleuve L’Europe dans l'album de Noir Désir, Des visages, des figures. Avant cela, on avait aussi noté des références au poète russe Vladimir Maïakovski et à sa muse Lili Brik dans Veuillez rendre l'âme à qui elle appartient. "Au lycée, il fallait choisir son camp : on était rock ou rap. Moi, j’étais rock, retrace le chanteur de Radio Elvis, Pierre Guénard, sourire dans la voix. Je suis venu à la lecture par Jim Morrison et Bertrand Cantat, comme tous les ados qui cherchent des réponses. J’ai lu Lautréamont et Maïakovski sans y comprendre grand-chose. D’ailleurs, y a-t-il vraiment quelque chose à y comprendre ?" Si Radio Elvis a donné en novembre dernier une carte blanche à la Maison de la poésie de Paris2, c’est aux… écrivains voyageurs qu’elle a été consacrée.

Pierre Guénard poursuit : "La poésie, ça ne doit pas être scolaire, ni scientifique. C’est de l’instinct, de l’instant et puis c’est partout. C’est avant tout un exercice de liberté."  Pour beaucoup de jeunes chanteurs, la poésie relève en effet du seul goût des mots. Venue du slam, la trentenaire Luciole observe : "La chanson, c’est souvent un nombre de rimes, de pieds ou de vers. Finalement, on n'est pas très loin d’un poème sur la forme." Certains n’hésitent pas à tordre cette intention poétique dans un tout autre sens comme les dandys Feu ! Chatterton qui ont tracé depuis trois ans une voie parallèle à celle de Radio Elvis.

La propre musique de la poésie

Mais s’il est un groupe que l’on a souvent associé à la poésie ces trente dernières années, c’est bien  les Têtes Raides. Au fil de leur carrière, ils ont très régulièrement glissé des poèmes dans leur répertoire, avant de leur consacrer il y a trois ans Corps de mots, un disque et un spectacle entiers. "La poésie a sa propre musique, relève Christian Olivier, la tête, le cœur battant et la voix des Têtes Raides. C’est donc risqué de mettre un poème en musique. Ça peut vite être redondant, amener dans des endroits trop dramatiques. On peut perdre le texte, c’est là tout l’exercice. C’est aussi personnel, ces choses-là ! Il y a des poèmes adaptés par Léo Ferré que je n’aurais jamais mis en musique..." Objet à part entière, ces textes de Genet, Soupault, Vian ou Desnos ont servi de "nourriture", mais aussi de terrain à défricher aux Têtes Raides.

© Richard Dumas
Christophe Olivier des Têtes Raides.

Si la poésie compte encore de nombreux passeurs dans la chanson française, parmi lesquels Arthur H, Jean-Louis Murat, Bernard Lavilliers ou le "militant du verbe" Dick Annegarn, le mariage n’est pas si évident. Formant jusqu’au Moyen âge un tout indissociable, poésie et chanson se sont éloignées, notamment à partir du XVIIIe siècle.

À l’heure du tout connecté, il semble définitivement révolu le temps où le jeune Georges Brassens rêvait une vie de poète avant de se résoudre à une carrière dans la chanson. Quand le moindre texte classique se trouve à portée de clic, la poésie touche paradoxalement "aux marges" ou à "une niche", aiment rappeler ceux qui la vivent au quotidien. Christian Olivier des Têtes Raides assure : "Pour moi, faire découvrir des poèmes ou quelqu’un comme Stig Dagerman est aussi important que mes propres chansons."

 

1Condor de Caryl Ferey (Gallimard) 2016
2La Maison de la poésie propose de nombreux concerts/lectures : programme

 

Matthias Vincenot : "S’intéresser aux formes actuelles de poésie"

Professeur aux Cours de Civilisation française de la Sorbonne et poète, Matthias Vincenot est l’auteur du livre Le mot et la note : Poésie et chanson un cousinage compliqué. Il a fondé le festival DécOUVRIR de Concèze et il est le co-fondateur du prix Georges-Moustaki.

Matthias Vincenot : Vous êtes intervenu dans le cadre d’un séminaire qui se tient actuellement à l’École Normale Supérieure autour de la chanson française. Pourquoi avoir intitulé votre présentation Poésie et chanson : et si on arrêtait les a priori ?
Il y a beaucoup de choses qui circulent autour de la poésie et de la chanson qui sont agaçantes. Des puristes pensent que ce sont deux choses aussi différentes qu’un gâteau et une planche à voile et  d’autres disent que c’est la même chose. Je pense ni l’un, ni l’autre. Je pense qu’il s’agit d’un cousinage compliqué. Au départ déjà, ce n’est pas la même écriture, car ce n’est pas la même visée. La chanson est écrite dans le but d’être chantée alors que la poésie est pensée pour être lue. Également, je tiens beaucoup au poétique, à ce que les mots transmettent comme sensations. Quand François Deguelt dit par exemple "Il y a le ciel, le soleil et la mer", c’est très poétique.

Avec le trio Brel, Brassens et Ferré, a-t-on assisté à une concordance de la chanson et de la poésie selon vous ?
Déjà, quand Brel, Brassens et Ferré parlent entre eux, ils ne se disent pas poètes. On est alors proche de la poésie, mais, quand même, dans quelque chose qui est écrit pour être de la chanson. Ce qui me semble intéressant à cette époque, c’est qu’une chanson très poétique cohabitait avec la chanson populaire. On avait Brel, Brassens, Ferré, mais aussi Dalida, Claude François, Hervé Vilard ou Gérard Lenorman. C’est vachement bien ! Ce n’est pas parce qu’une chanson est plus calorique en texte qu’elle sera meilleure.

Quel constat peut-on tirer aujourd’hui sur l’évolution du lien poésie/chanson ?
Ce qui est un peu dommage, c’est que beaucoup d’artistes ne s’intéressent pas à ce qui passe dans la poésie actuelle. Souvent je reçois des albums d’interprètes qui décident de reprendre Apollinaire, Rimbaud, Victor Hugo ou Verlaine. Bien sûr, il y a des poètes du patrimoine qui sont fantastiques, mais je regrette qu’on se tourne trop souvent vers ce qui a déjà été adapté en musique. Pour un chanteur connu, le cas de Jean-Louis Aubert qui interprète Michel Houellebecq est très rare.

Le mot et la note : Poésie et chanson, un cousinage compliqué par Matthias Vincenot (Éditions de l'Amandier) 2014