Graeme Allwright, la chanson comme liberté

Graeme Allwright. © Edmond Sadaka/RFI

Auteur, compositeur, adaptateur de Leonard Cohen ou de héros du folk américain, Graeme Allwright a donné leurs hymnes aux babas cool francophones des années 60-70. Et sans jamais faire véritablement carrière. Le chanteur français d'origine néo-zélandaise interprète de Jolie Bouteille et Jusqu'à la ceinture s'est éteint dimanche 16 février 2020 en région parisienne à l'âge de 93 ans.

Au temps où les yéyés et leurs successeurs à paillettes se déhanchaient sur les plateaux des émissions de Maritie et Gilbert Carpentier, on chantait en France un autre répertoire, avec la certitude tout aussi forte d’appartenir à un temps moderne, neuf, audacieux. On s’y sentait en parfaite communion avec ces jeunes légendes qui, aux États-Unis, unissaient la voix des campus et celle des Noirs en lutte, celle des humbles dressés contre l’oppression et celle des babyboomers avides d’inventer la liberté.

Bizarrement, c’est peut-être une drôle de chanson à boire qui symbolise le mieux cette époque. Jolie bouteille, adaptation d’une chanson folk de Tom Paxton, est le titre le plus célèbre de l’œuvre de Graeme Allwright. Il lui colle si bien que, lorsqu’il lui est arrivé de le retirer de son tour de chant, c’est son public qui l’entonnait aux rappels, comme pour le rappeler à un temps et à un esprit dont la nostalgie est si douce. Car Graeme Allwright est certainement le plus baba cool des chanteurs baba cool de l’époque baba cool, celui qui a donné le plus d’hymnes à une époque et à une génération qui rêvèrent de fraternité, de liberté, de jouissance et de paix, peut-être plus qu’aucune autre.

Né à Wellington

Avec son visage émacié et grave, avec son accent anglophone, mais indéfinissable, on ne savait pas toujours que Graeme Allwright venait de l’Océanie anciennement britannique, puisqu’il est né le 7 novembre 1926 à Wellington, capitale de la Nouvelle-Zélande. Son enfance est propice à l’épanouissement artistique : son père était chef de gare, mais bon musicien, comme sa mère. Il chante à l’église puis il forme un quatuor vocal avec son frère aîné et ses parents, pour chanter dans les hospices et les fêtes de charité. Il appartient à une génération folle de jazz, qui attend avec impatience qu’arrivent chaque semaine les nouveaux 78 tours du big band de Stan Kenton, du quartet de Benny Goodman, de Lionel Hampton... Son apprentissage du piano en sera écourté : son professeur tient à la méthode traditionnelle et lui veut jouer du boogie-woogie…

Comme beaucoup de Néo-zélandais, il se sent à l’étroit et à l’écart du monde sur son île aux antipodes. La Seconde Guerre mondiale terminée, il part comme mousse sur un bateau et débarque à Londres avec une promesse de bourse pour intégrer une troupe de théâtre. En 1948, il arrive en France, par amour d’une jeune comédienne, Catherine Dasté, petite-fille de Jacques Copeau et fille de Jean Dasté, qui deviendra entre autres une pionnière du théâtre jeune public – et la mère de ses enfants.

Il aura été comédien, apiculteur, infirmier psychiatrique, salarié agricole et père de famille quand il commence à chanter dans les petits lieux parisiens où, dans ces années 60 turbulentes et fiévreuses, quiconque porte une guitare se sent autorisé à chanter la révolution ou l’amour libre. Entré en chanson un peu par hasard, il y réussit beaucoup mieux que mille artistes qui avaient la passion de la musique chevillée au corps.

Jolie Bouteille et d'autres

Dès son deuxième disque, en 1966, ses chansons vont commencer à compter autant, pour une génération, que toute la chanson anglo-saxonne. Jolie Bouteille, évidemment, mais aussi Jusqu’à la ceinture, Petites boîtes, Joue joue joue, Emmène-moi, Qui a tué Davy Moore, Suzanne, Ne laisse pas partir ta chance... Compositions originales, adaptations de Leonard Cohen, Woody Guthrie, Pete Seger, Bob Dylan. Il y chante contre les esprits bornés, pour la liberté d’aimer, contre la course au fric, pour la douceur de vivre en marge des urgences des gens qui ont "réussi". Ils sont des millions, autour des feux de camps ou des Teppaz, dans les mouvements de jeunesse ou dans les cours de lycée, à apprendre par cœur Il faut que je m’en aille, dont le refrain a servi à toutes les ballades en 2 CV et à tous les rassemblements à cheveux longs : "Buvons encore une dernière fois/A l'amitié, l'amour, la joie/On a fêté nos retrouvailles/Ça m'fait d'la peine, mais il faut que je m'en aille".

Graeme Allwright appartient à la première génération de ces chanteurs qui, des deux côtés de l’Atlantique, deviennent des stars, mais refusent d’endosser le costume du joueur de flûte d’Hamelin. Alors il part. En pleine gloire, là où d’autres se seraient construit une puissance de maître à penser, il arpente, le sac au dos, l’Égypte, l’Éthiopie puis l’Inde. Aux maisons de disques, aux journalistes, aux fans, il dit qu’être chanteur n’est pas un état définitif, qu’il ne se sent pas obligé de rester dans ce métier s’il y est enfermé, que ses chansons sont toujours là même s’il part vivre autre chose…

Il consacre plusieurs disques et tournées à des rencontres avec des musiciens malgaches, il traduit Brassens en anglais, il chante des textes du Révérend Père Cocagnac ou de Théodore Monod, revient au jazz de son adolescence… Il recule toujours le moment d’enregistrer, préfère présenter ses nouvelles chansons sur scène qu’en CD…

Mais il continue de chanter, même quand ses idées sont passées de mode et quand le métier se détourne de lui. Il ne se plaint pas de son sort d’éternel marginal, toujours inquiet et empli de passion pour un monde dont la violence et la dureté le chagrinent. Ainsi, à l’aube du nouveau siècle, nous l’avions rencontré à l’occasion d’un concert à l’Olympia. Il avait résumé ainsi sa vie : "C’est parce que j’ai rencontré ma femme – une Française – à Londres, dans une école de théâtre, que tout est arrivé. Ce n’est pas un hasard, il y  a un destin. Il y a eu beaucoup de faux pas, d’erreurs, de sanctions : on avance, on se casse la figure, on se relève, on repart et, à force de recevoir des coups, on apprend la leçon. Donc, à force de partir, je ne suis pas arrivé à devenir, comme Johnny Hallyday, connu de tous les Français – et c’est finalement une bonne chose."