Emel Mathlouthi, la liberté guidant le chant
Sept ans après avoir été révélée lors de la révolution tunisienne, Emel Mathlouthi livre ces jours-ci un second album, Ensen, libre et personnel, mêlant expérimentations et tradition, organique et électronique. Rencontre avec une chanteuse tunisienne à la soif de liberté contagieuse.
Peu d’artistes parviennent, en une chanson, à marquer le champ de la contestation politique et sociale. C’est pourtant le cas d’Emel Mathlouthi et de Kelmti Horra, devenu hymne à la liberté un jour de décembre 2010, en Tunisie, pendant la révolution de jasmin.
Depuis cette époque et un premier album, Kelmti Horra, au succès critique global, la carrière de la chanteuse tunisienne a dépassé le cadre de la musique, avec entre autres, une participation au documentaire No Land’s Song en 2014, récit d’un concert de femmes en Iran dans un contexte réglementaire hostile. Ou encore avec une interprétation orchestrale de son morceau phare, donnée en 2015 à l’occasion de la cérémonie du Prix Nobel de la Paix. "Un souvenir indélébile, explique-t-elle. Entendre Kelmti Horra jouée par ce grand orchestre, dans ce cadre, était un cadeau précieux. Et quelque part, la chanson a été imprimée à jamais ce soir-là."
Sons traditionnels et électroniques
Pas question pour autant de se laisser enfermer dans son rôle de porte-flambeau de la révolution tunisienne. Une affaire de liberté, avant tout. "En tant qu’artiste, j’ai la liberté de ne pas être associée à un seul mouvement". Pour son deuxième disque, Ensen (humain, en arabe), la chanteuse de 35 ans, désormais installée à New York après avoir été basée plusieurs années à Paris, s’est détachée du contexte tunisien pour explorer, patiemment, son univers mental, son goût pour les sons tribaux ou traditionnels mélangés à l’électronique.
Elle maquette une quinzaine de titres en acoustique au printemps 2013 dans les Cévennes, avant d’entamer la longue phase de production, avec l’aide de plusieurs producteurs électro. "Je n’aime pas travailler seule, mais je veux des gens qui croient suffisamment en moi pour me laisser travailler en liberté, déclare-t-elle. Je me suis beaucoup assumée pour ce disque."
Dans ce casting très varié, on compte un réalisateur islandais, un jeune Suédois issu de la scène indépendante, et deux compatriotes "issus de la jeune scène underground punk electro". Cela donne un disque synthétique, mais jamais froid, d’obédience electro, mais truffé d’éléments acoustiques dont le zukra (flûte tunisienne), les percussions traditionnelles maghrébines (bendir) ou brésiliennes, les guitares ou le guembri. "L’album est très organique, affirme-t-elle. Nous avons tout fait 'à la main', en façonnant à l’ordinateur des sons créés à partir de matière organique. Et nous avons gardé les accidents de son : ils donnent de la fraîcheur à l’album !"
"Entre deux mondes"
Avec Ensen, Emel Mathlouthi se refuse donc absolument à tomber dans les cases pièges qu’on lui tend : trop électro pour le public arabe, trop "world music" pour la scène electro pop ? "Je suis un peu entre deux mondes, comme les enfants de parents venus d’autres pays ! Il y a beaucoup d’intérêt pour moi dans le monde arabe, mais les gens ont du mal à m’identifier. Et parce que je chante en arabe et pas en anglais, je suis catégorisée chanteuse world dans le monde occidental. C’est devenu mon cheval de bataille avec cet album : faire une musique qui parle aux émotions, peu importe la langue dans laquelle elle est chantée !"
Les chansons, si elles délaissent le contexte des révolutions arabes, n’en restent pas moins engagées. Mais le constat est un peu plus personnel et amer. "Tu pensais que l’on avait besoin de toi sur cette terre/,Mais tu es juste/Humain, humain sans défense", chante-t-elle sur Ensen Dhaif.
"Cette chanson résume mon engagement actuel, explique-t-elle, celui de mettre en lumière les inégalités sociales. Je parle du capitalisme, de l’esclavagisme moderne dans les gratte-ciel, les villes. J’étais dans ce festival à Dubaï où un homme m’a dit : 'Il y a des gens qui courent pour faire fondre leur graisse, et d’autres pour manger'. Cette phrase m’a beaucoup marquée".
Si les mots et le chant semblent plus désabusés, Emel Mathlouthi n’en perd pas pour autant l’espoir et le sens du combat. "Le dernier titre de l’album parle d’optimisme, du soleil qui se lève chaque jour. Pour moi, le printemps arabe n’est pas terminé. C’est une œuvre qui va grandir et évoluer. Même si les mentalités ne changent pas facilement et que les visages des politiques n’ont pas tellement changé, il y a une jeunesse qui pousse, qui crée. Il faut garder la flamme, garder sa foi." Une belle leçon d’humanité dans la déprime ambiante.
Emel Mathlouthi Ensen (Partisan Records) 2017
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