Ignatus, libre expérimentateur
Avec son projet [e.pok], l’auteur, chanteur et compositeur Ignatus propose une petite dizaine de chansons, mais aussi un laboratoire sur le son, l’image et la scène.
Jérôme Rousseau, alias Ignatus, est souvent cité en exemple par les enseignants dans les formations sur la diversification de carrière des artistes des musiques populaires. L’ancien chanteur des Objets, après la séparation de son groupe, s’était d’abord construit un abri créatif et introspectif à l’ombre de la prospérité de la filière musicale, à la fin des années 90 et à l’aube du nouveau siècle.
La crise venue, il a poursuivi son chemin d’artiste en autoproduisant des albums exigeants et en se diversifiant. Il est ainsi devenu un conférencier actif qui réfléchit aux musiques populaires aux Transmusicales de Rennes, à la Philharmonie de Paris ou aux Francofolies de La Rochelle. Et il a construit une activité protéiforme de producteur-collaborateur-comparse de la création des autres, tout en conservant pour ses propres projets la même opiniâtre liberté dans l’exploration musicale de son monde sensible, sans autre souci que d’exprimer des émotions, des ébahissements, des troubles, des jubilations d’amoureux, de citoyen, d’usager ou de père.
Ainsi, après trois albums solo chez Atmosphériques (L’air est différent en 1997, Le Physique en 2000 et Cœur de bœuf dans un corps de nouille en 2004), les deux albums dont il était le seul producteur (Je remercie le hasard qui en 2009, Et comment vous faites chez vous ? en 2014) ont montré que l’on peut à la fois rétrécir les budgets et élargir les horizons.
Une ferveur d'explorateur
Ignatus le confirme avec [e.pok], qui est à la fois un album et un peu plus – "une performance aux frontières de la musique expérimentale, de la chanson et de l’art vidéo" dit le site dédié. Avec les sculpteurs de sons Nicolas Losson et Hervé Le Dorlot, et l’homme d’images Jérôme Clermont, il a patiemment exploré des frontières, des espaces, des diagonales.
Il en résulte neuf chansons à la fois languides et acérées, dans lesquelles sa poésie convoque autant un théâtre surréaliste qu’un sens aigu des réalités contemporaines – les rêveries d’un cochon d’élevage dans Oiseau, l’autoportrait d’une boîte de nuit dans Florida, l’angoisse contemporaine face au labeur dans Un travail… Il sait aussi faire bruire les arts l’un contre l’autre, comme dans Le Détroit de Béring, dont le clip utilise des photos prises dans les années 80 à bord du Transsibérien, qui déjouent les indications factuelles du texte.
Le projet [e.pok] est aussi un travail expérimental (son binaural en studio, projections vidéo sur supports surprenants en concert…) qui a lentement progressé depuis 2015 en cherchant à donner d’autres dimensions à la chanson – "le public est traversé de sons et d’images" – en apparaissant dans d’autres lieux que des salles de concert conventionnelles.
Il en résulte une esthétique de l’apesanteur baroque, du planant mallarméen, quelque part où la chanson pop tutoie l’héritage des grands expérimentateurs d’un art total. En une vingtaine d’années, Ignatus a développé une sereine ferveur d’explorateur, après que la crise eut privé de sens l’enchainement traditionnel album-tournée. Il est peu d’exemples qui disent avec autant d’éloquence la capacité des artistes à se réinventer envers et contre tout.
Ignatus [e.pok] (1 CD Ignatub-La Souterraine) 2017
Site officiel de projet epok
Page Facebook d'Ignatus