Lapointe de la créativité

Pierre Lapointe. © John London

Depuis Paris Tristesse, son album de 2014 à la mélancolie magnifique et magnifiée, Pierre Lapointe ne cesse d'élargir le cercle de sa base-fan française. Prolifique, brillant, inventif, le Québécois s'entoure ici de son ami Albin de la Simone à la réalisation et chante d'une voix plus feutrée les sentiments humains. Pour déjouer l'ennui n'est que beauté pure. Désormais une récurrence de sa part.

RFI Musique : La science du cœur , Ton corps est déjà froid, et maintenant Pour déjouer l'ennui, tous sortis dans un espace-temps de trois ans. Vous l'expliquez comment, cet enchaînement ?

Pierre Lapointe : Je me suis toujours dit qu'il ne faut pas réfléchir au sujet de la création. J'étais dans une période où je n'allais pas nécessairement bien. Comme c'est dommage de ne pas aller très bien quand ta vie est belle, j'ai décidé de lâcher-prise, de me lancer dans des choses que j'aimais. J'ai commencé à appeler des amis, à écrire des chansons avec eux, puis tout seul. Et sans m'en rendre compte, j'avais l'équivalent de trois albums en même pas deux mois. Quand j'ai eu toute cette matière-là, je suis allé voir ma maison de disques et je leur ai dit que j'aimerais enregistrer tout ça en six mois, sans trop me poser de questions. J'avais donc trois projets prêts avant même la sortie de La science du cœur. Mais ce n'était en aucun cas une stratégie.

Peur du vide ?

Je pense que je suis là où je dois être. Et, de ce fait, les projets s'alignent vite et facilement. Ce n'est pas une peur du vide parce que lorsque j'ai sorti tout ça de ma tête, je mets en scène les chansons, les arrange, les enregistre, je monte des shows. C'est vrai que dans l’œil des journalistes et du public, ça peut faire beaucoup.

Est-ce essentiel chez vous ce besoin d'être en mouvement ?

Je ne peux pas nier que ça bouge beaucoup chez moi, que je suis toujours entre deux aéroports. Cet été, j'ai fait une mise en scène pour Le Cirque du Soleil à Monaco. Je ne refuse jamais de me balader entre les disciplines. De l'intérieur, j'ai toujours trouvé le temps long et que ça ne passait pas vite. A partir du moment où j'ai commencé à mener plusieurs projets de front et à recevoir des appels pour travailler sur d'autres, c'est là que je me suis apaisé et me suis dit qu'enfin il se passait quelque chose. Encore une fois, rien n'est calculé.

Pourquoi avez-vous décidé de ne pas médiatiser le disque intermédiaire Ton corps est déjà froid en France ?

On l'a mis sur internet, mais on ne l'a pas sorti officiellement. Je savais que ce projet-là pour le public ou les médias français aurait été perçu plus étrangement qu'au Québec. Chez moi, j'ai été toujours été très éclaté, j'ai fait des projets de spectacle qui sortaient de l'ordinaire, on m'a vu arriver avec des vêtements sur-extravagants à l'émission La Voix. Je pouvais donc me permettre ça alors qu'en France j'ai choisi la carte plus soft.

Combien d'albums d'avance, déjà ?

J'en ai un qui est mixé et je devrais terminer l'écriture d'un autre d'ici peu parce que je sais exactement où je vais. Pour ces trois albums, je n'aurais pas pu sortir autant de chansons si je les avais faites seul. Cela aurait été, de toute manière, moins intéressant, on tourne en rond quand on est créateur, on finit par utiliser les mêmes mots, les mêmes lignes mélodiques. Pour déjouer l'ennui, j'ai écrit en solo quatre ou cinq chansons, le reste ce sont des co-écritures avec des amis. J'ai un bon réseau et j'ai cette qualité de savoir placer les gens au bon endroit. J'avais trois familles de chansons, je me suis rendu compte que je pouvais jouer sur trois ambiances différentes. Je suis passé d'une famille à l'autre. A chaque fois que je travaille avec quelqu'un, je m'inspire beaucoup de sa personnalité. Cette singularité-là m'emmène sur certaines pistes où je ne serai pas allé seul.

Et là, vous vous êtes inspiré de celle d'Albin de la Simone ?

Je lui ai fait écouter Manno Charlemagne, des berceuses créoles, des chansons brésiliennes qu'ils connaissaient déjà pour la plupart. On se rejoignait sur cette espèce d'attirance pour la musique latine, celle des Antilles, la chanson française à la Françoise Hardy avec quelque chose de très doux. Pendant la tournée de Punkt, il y avait une partie du spectacle où je m’avançais avec mes musiciens, qui prenaient tous la guitare et qui m'accompagnaient notamment sur La plus belle des maisons. Je trouvais ça tellement beau que j'ai eu envie de faire un disque complet et une tournée dans cette couleur-là. A travers cette inspiration-là, on a écrit trois chansons avec Albin, dont Le monarque des Indes et Dis-moi je ne sais pas qui représentent le mieux mon désir de départ.

Peut-être le plus intemporel de vos albums ?

Je suis toujours tiraillé par l'idée de ne pas être à la mode. Je suis au courant de tout ce qui se passe dans l'art contemporain, l'architecture, la danse, le théâtre, le design, la mode. Il suffit de voir comment je m'habille (rires). Autant ça m'intéresse, autant je suis conscient du côté éphémère des tendances et des modes. Donc j'essaie de surfer là-dessus, d'être dans quelque chose de très actuel, ne serait-ce que par la volonté de décrire l'amour entre hommes ou d'avoir un regard contemporain sur les relations humaines. Mais je peux aussi me détacher le plus possible musicalement de tout ce qui peut être à la mode, d'ailleurs je ne passe pas beaucoup à la radio. Depuis le début, j'ai le désir de toucher aux classiques et d'essayer d'en écrire des nouveaux. Mais là, je dirai que Pour déjouer l'ennui, cette démarche est encore plus exacerbée.

L'amour et la mort, deux obsessions ?

Ce sont, à mon avis, les deux sujets les plus pop. L'humain est obsédé par le fait qu'il va mourir. On essaye de faire croire qu'on est au-dessus de ça, tous nos rapports humains, tous nos comportements sont liés à cette conscience de l'éphémère. Et puis l'amour, c'est une façon de contrer la mort puisqu'on existe dans le regard de l'autre. On est motivés par cette dualité.

Vous avez ici collaboré avec Hubert Lenoir et son frère Julien Chiasson, mais aussi avec Daniel Bélanger. Vous aimez les grands écarts générationnels ?

Je me situe entre les deux, j'ai 38 ans, ça fait vingt ans que je fais ce métier. Je ne suis pas Daniel Bélanger ni les petits jeunes non plus. Quand j'ai travaillé avec eux, c'était à l'époque de leur groupe The Seasons, Hubert Chiasson n'était pas encore Hubert Lenoir. Je les ai vus dans une salle de mille places, on était 300, et je ne comprenais pas parce que le spectacle sous mes yeux était l'un des meilleurs que j'avais vu à Montréal depuis une éternité. Il y a eu un bon feeling amical. Pour ma part, le travail, c'est toujours une extension d'une amitié, c'est pareil pour les personnes chargées des décors, des costumes, et peu importe l'âge.

Fin octobre, lors du Gala de l'ADISQ (l'équivalent de nos Victoires, NDLR), vous avez dit "Pour un million d'écoutes de ma chanson Je déteste ma vie - dont j'ai écrit les paroles et musiques – sur l'application Spotify, j'ai touché 500 dollars. J'ai l'impression que ma contribution à Spotify vaut bien plus". Vous avez aussi réclamé que ces multinationales payent des impôts au Canada. Ce coup de gueule a-t-il été suivi de réactions des politiques ?

Peu de temps après au Parlement québécois, qui n'est pas le Parlement canadien, mais c'est déjà une petite avancée, il y a eu une motion votée par tous les partis autour de la question des impôts non payés par ces multinationales. Cela commence à avoir un petit poids politique parce que j'ai utilisé mon poids médiatique. Quand j'ai sorti La science du cœur, j'étais le seul francophone en 2017 à être numéro un au Canada. Il y avait Drake, The Weeknd, Shania Twain, Arcade Fire et moi. Normalement, il y a une dizaine années, quand j'étais numéro un au Canada au milieu de ces noms-là ou l'équivalent, je vendais 32 000 disques en une semaine. Et là, j'en avais écoulé 5 000. Quand j'ai vu les chiffres du nombre d'écoutes en ligne et ce que ça rapportait, j'ai été scandalisé. Si moi c'est ça, je n'ose même pas penser pour mes collègues. Je n'ai pas de difficultés à vivre de mon métier, mais ma famille commence à en avoir. Quand on est un privilégié dans un milieu, on a donc une responsabilité. J'ai pris la mienne, je ne peux pas penser qu'à mon petit nombril.

Pierre Lapointe Pour déjouer l'ennui (SME Canada Audiogram) 2019 
Site officiel /Facebook/Twitter