Algérie : et si les musiques nées de l’immigration portaient des récits salutaires ?
À l’initiative d’un collectif de 8 femmes, se déroulait, le 2 juillet, à la Flèche d’Or (Paris), une journée passionnante autour de l’Algérie. Au menu : des tables rondes, dont une sur la musique. Mais aussi des concerts de Tif et Médine. L’occasion de s’interroger sur les mémoires alternatives que véhiculent, du raï au rap, les sons nés de l’immigration.
Depuis cet événement, ce gang de femmes* de 23 à 43 ans se sont sobrement rebaptisées les "Arabengers", en référence pop aux Avengers, super-héros de l'écurie Marvel. De là à penser qu'elles possèdent des superpouvoirs, il n'y a qu'un pas. Ces sept amies, d'origine maghrébines – journalistes, réalisatrices, chercheuses – ont réussi le pari fou, d'organiser, en quelques semaines, une journée et une soirée autour de l'Algérie, absolument passionnante, le 2 juillet à La Flèche d'Or. "On a misé sur la force de nos réseaux pour inviter artistes, intellectuels, public... On a communiqué essentiellement sur Insta. Et regardez cette salle comble, et ceux qui patientent encore dehors !", s'enthousiasme Ouafa Mameche, 32 ans, journaliste rap et éditrice, chef d'orchestre du rendez-vous.
À l'origine de la manifestation, il y a cet amer constat : "Toutes les émissions ou événements sur les 60 ans d'indépendance étaient réalisés par des Blancs qui nous invitaient en simple caution… Frustrant ! dit-elle. Nous avons donc décidé de faire entendre nos voix, d'interroger nos propres héritages…"
Dès 15 heures, dans une salle bouillante et concentrée, avec une majorité de jeunes et de femmes, se sont enchaîné des rencontres de haut vol, avec des invité.e.s de marque : sur l'histoire, la littérature, le cinéma algériens… Et puis, en clôture, se tenait une table ronde autour de la musique, animée par Ouafa, avec la chanteuse Souad Massi, l'historienne et productrice de podcasts Hajer Ben Boubaker (Vintage Arabe, "Une histoire du Mouvement des travailleurs arabes" sur France Culture.), et la chercheuse Naïma Yahi, autrice d'une thèse intitulée L'exil blesse mon cœur : pour une histoire culturelle des artistes algériens en France : 1962-1987, et commissaire de l'exposition Douce France au musée des Arts et métiers.
Les "makrouts de Proust"
Pour démarrer de façon gourmande, les voici à évoquer leurs "makrouts de Proust", ces chansons qui les propulsent directement en enfance. Des noms surgissent : Sliman Azem, Dahmane El Harrachi, Noura, Guerouabi, etc. Dans les imaginaires réunis, s'élève aussi le chaâbi, bande-son nostalgique de leurs parents et grands-parents. Et bien sûr, tous les chants d'exil, ces chansons kabyles, chagrins sublimés et chroniques sociales forgées sur les tables des cafés de Paris. Toutes convoquent ce symbole des disques, trésors familiaux : les sillons du pays quitté.
"Au départ, notre génération a peut-être un peu dédaigné ces vinyles, et ce patrimoine oral, note Naïma. Aujourd'hui, nous avons conscience de leur valeur, pour se réapproprier les racines de nos musiques. D'où l'importance d'un travail d'archivage, de transmission…"
Et puis, il y eut le raz de marée raï, entre Oran et Barbès. Sous les mots, des lieux ressurgissent : Sauviat, premier magasin à avoir accordé la part belle aux musiques arabes et issues de l'immigration. Mais aussi la quinzaine de disquaires-labels, dont La Voix du Globe, dans le XVIIIIe arrondissement parisien.
Sur le raï, règne le king Khaled, dont l'album Kutché (1988) aurait été en partie financé par le gouvernement algérien. Mais aussi cette compil mythique, en réponse aux aspirations exotiques du public, 1,2,3 soleil (1998). "En un sens, le raï était peut-être un piège, une réduction de la folle diversité des musiques arabes, souligne Hajer Ben Boubaker. Selon moi, les industries, les autorités, ont eu la tentation, en partie, de contrôler cette musique… ". Dans ce courant mainstream, des voix dissidentes résonnent pourtant, "hors de tout formatage", comme celle de Cheikha Rimitti, par exemple.
Doubles cultures
Et puis, à rebours de cette explosion planétaire du raï, un chant d'une infinie douceur s'élève. Janvier 1999 : Souad Massi donne son premier concert à Paris, au Cabaret Sauvage. "Je pensais rester trois jours, raconte-t-elle. Mais d'heureuses circonstances m'ont permis de m'installer. Une chance. En pleine guerre civile, je n'avais aucun avenir artistique en Algérie. Je ne peux pas dire que j'écrive sur l'exil. Ce serait manquer de justesse par rapport aux générations qui ont cruellement souffert. Je pose juste des mots sur mes émotions, mes déracinements.".
Au même moment, émergent des groupes et chanteurs qui font de leur double culture, française et algérienne, le socle fertile de leur création : Rachid Taha, "Français tous les jours, Algérien pour toujours", Gnawa Diffusion, l'ONB, Zebda, etc. Des chansons "de France"… De "douce France".
Alors, la musique est-elle parvenue à réécrire le récit de l'immigration ? À constituer cette passerelle fédératrice dans une histoire chaotique, voire douloureuse ? À porter des mémoires alternatives, un contre-discours salutaire ? Les rappeurs reprennent le flambeau.
Ainsi, le groupe La Rumeur évoque, pour la première fois, en musique, le drame du 17 octobre 1961. Et puis, rappelle Hajer Ben Boubaker : "Avec Tonton du bled, le 113 sample, grâce à feu-DJ Mehdi, un morceau d'Ahmed Wahbi. Un titre de rap est devenu un tube de l'été …, grâce à un vieux patrimoine. La boucle est bouclée." Et les quatre de citer aussi Soolking ou DJ Snake et son Disco Maghreb, fruits d'un nouveau son de l'immigration.
Médine : questions d'identité
Désormais, c'est au tour des artistes de donner une magistrale leçon, de chair et de sueur. Après un karaoké algérien survolté, dirigé par MC Naïma Yahi, le jeune rappeur algérien Tif voit ses lyrics repris en chœur par une foule électrisée. Son énergie bonhomme, ses vers, en français et en arabe, sur l'immigration, le mal du pays ou la Houma Sweet Houma ("Home sweet home") touchent au cœur.
Et lorsque le rappeur Médine débarque, avec son charisme et sa générosité sans faille, c'est l'euphorie. Les titres de son dernier disque, Médine France, sur la question épineuse de l'identité française, et sa ré-écriture jouissive de La Marseillaise ("Allons enfants de la patrie, c'est quoi les bails ?") résonnent avec une pertinence implacable. Comme Grand Paris, hymne d'une génération. Sous les assauts de joie, les murs de la Flèche d'or tremblent... Ce jour, toute la jeunesse algérienne fait entendre ses voix.
*Ouafa Mameche, Nadia Bouchenni, Hajer Ben Boubaker, Lina Soualem, Donia Ismail, Fatma Torkhani, Farah et Dorothée Myriam Kellou