Rachid Taha, éternel enfant de la vallée
Du 19 au 22 octobre, se tenait le festival C’est dans la vallée, créé par Rodolphe Burger, à Sainte-Marie-aux-Mines, en Alsace, ville d’adoption de Rachid Taha. Cette année, le festival rendait hommage au rockeur de la casbah. Une ode à la fête, à l’humanité et à la liberté.
"L’esprit de Rachid Taha, c’était une joie transcendante. Une réfutation jubilatoire des problèmes du monde", confie ce jour Justin Adams, ex-collègue de Robert Plant, de Brian Eno et producteur du disque de Rachid, Zoom (2013). Ce week-end-là, du 19 au 22 octobre, à Sainte-Marie-aux-Mines, bourgade alsacienne de 5000 âmes, tout semble s’accorder à cet esprit.
Niché dans son écrin de collines douces, nimbées de brume automnale et tapissées de forêts, le festival C’est dans la vallée paraît une bulle préservée de l’actualité française et internationale anxiogène. Une "zone libre", dira en métaphore le chanteur Sofiane Saidi.
Ce jour, l’hôte de ces lieux, le géant Rodolphe Burger, ex-chanteur de Kat Onoma, et connexionneur devant l’éternel, capitaine depuis 2001, contre vents et marées, de cet événement hors courant, éclectique et galvanisant, construit selon des courants d’"affinités électives", attendait ses convives de pied ferme.
Et les voici tous réunis, le 19, dans l’immense salon, tout de bois et de tapis d’orient, de sa ferme peuplée de fantômes, hantée de l’odeur des "tartes aux pommes et des verres de Schnaps" servis par sa tante aux prémices de ses aventures musicales… Un lieu dont les murs suintent encore des sons de milliers d’heures de musique (enregistrements, répétitions…), où plane l’ombre d’Higelin, dernier héros célébré au festival en 2019, qui y réalisa trois disques.
Parmi les invités, Kenzi Bourras, clavier d’Acid Arab, résume la situation : "Rodolphe m’appelle, je cherche pas à comprendre, j’accours." Et puis, il y avait ce prétexte : rendre hommage à Rachid Taha, disparu en 2018, frère d’adoption, et complice absolu de Burger, avec qui il fonda le Couscous Clan.
Rachid, l’enfant du pays, qui débarqua en 1968, à l’âge de dix ans, et pour deux années, à Sainte-Marie-aux-Mines, ville natale du leader de Kat Onoma, une coïncidence qui ne s’invente pas. "Cela tombait sous le sens de l’honorer, lui qui a si souvent joué à C’est dans la vallée", assume le boss, les yeux pétillants d’émotion.
Une armée de "habibis"
Et tous les "habibis" (les "chéris" de Rachid) ont répondu présents : ses musiciens (son plus fidèle lieutenant Hakim Hamadouche, Idris Badarou, Moncef Hakim Besseghir, Maxime Delpierre, Franck Mantegari, Kenzi Bourras), les légendes britanniques qui écrivirent une page de son histoire, Justin Adams et Steve Hillage (du groupe Gong, producteur de cinq de ses disques), les copains et héritiers spirituels, Sofiane Saidi et Mehdi Haddab, avec qui Rodolphe forme le groupe Mademoiselle, l’icône du raï Cheba Fadela... Mais aussi les nouvelles recrues de cette galaxie, de cette famille cosmique punk-raï-existentialiste : les chanteuses Oum et Yousra Mansour (Bab’l Blues).
"We are the Rachid Taha’s army !", clame, le torse gonflé de fierté, Steve Hillage. Mais, fait rassurant, sous le haut patronage de Burger, cette armée, à mille lieues de toute connotation militaire, garde précieusement son étiquette "mexicaine". Et forcément, lors de cette répétition, la veille du concert, à la ferme de Rodolphe, c’est le bazar. Et la joie. Et le génie. Et les engueulades. ("Sérieux ! On a fait le tour du monde avec Ya Rayah et y’a encore débat", ronchonne Kenzi). Les éclats de rire. Et ce gros grain de folie. "Bon, quand on répète, on est carrés, tu vois, mais on n’est pas carrés-carrés, les coins sont un peu ronds sur les bords, et il y a des épines qui dépassent", analyse Hakim Hamadouche. Mais, avec ce genre d’équipage, pas de doute, la magie fera le reste...
Rachid, star locale
Le soir-même, le lancement du festival s’opère en présence des officiels. Car ici, tous revendiquent leur attachement à Rachid Taha, star locale, qui donne encore et toujours du souffle aux générations futures, par ses hors-pistes, ses hors cases... Car, si le rockeur algérien a su bousculer les lignes de la société française, il symbolise un peu aussi l’histoire alsacienne, comme en témoigne l’exposition "Rachid Taha et l’Alsace". "Cette région fait partie de mes multitudes", assumait-il.
Arrivé dans les années 1960, comme toute une vague d’Algériens débarqués ici, dans cette ville de minerai d’argent, pour travailler dans l’industrie textile (son père faisait les trois-huit dans une fabrique de collants), il y découvre la neige et un paysage "sombre triste et hostile", loin des lumières de son pays natal.
Il y découvre aussi l’école et une nouvelle langue. Ce jour, parmi l’assistance, Doris Uebel, son ancienne prof de français, missionnée par un pasteur (elle avait 15 ans, il en avait 11) pour lui faire réciter ses conjugaisons et sa grammaire, garde le souvenir d’un enfant "sage, timide, attentif, gentil, intelligent et intuitif". Des années plus tard, à leurs émouvantes retrouvailles, il la remerciera de lui avoir permis de lire Genet, Derrida ou Deleuze.
Le sens de la fête
Après un concert, le premier soir, tout en ferveur, du Diwân de Biskra et Camel Zekri, en l’église de Saint-Pierre-sur-l’Hâte, l’un de ces lieux précieux dont le festival a le secret (le 21, le groupe de Rodolphe Burger, Sonnenblume, jouera au rayon "poissonnerie" du supermarché local), la deuxième journée s’avance tranquillement, après un concert de Mohamed Lamouri, vers son apothéose : l’hommage à Rachid.
Et dans les loges du cossu théâtre de Sainte-Marie-aux-Mines, vestige d’un riche passé industriel, chacun des soldats s’apprête à monter sur scène paré de ses atours de lumière – qui une chemise panthère et un pantalon de cuir, qui une robe orientale à dorures, qui un sweat à capuche de rappeur. "Ma différence a rencontré d’autres différences, et nos différences ont fait nos richesses", disait Rachid.
Et voici bien ce qui ressort sur les planches. Une troupe de personnalités singulières, affirmées et intègres, bien décidées, à faire jaillir leurs fulgurances, à délivrer le fond de leurs tripes, à lâcher les brides, pour une fête à tout casser, à tout penser, à tout danser. Le show, électrique et nerveux, durera plus de deux heures, égrenant les chansons de Rachid : Yamess, Barra Barra, Voilà voilà, Garab, un Rock The Casbah chaud-bouillant entonné le poing levé par le public, un Galbi beau à pleurer, porté par un Sofiane Saidi à fleur de peau… Et bien sûr l’incontournable Ya Rayah.
Ce soir-là, les voilà devenus une bande d’enfants terribles et fiévreux, soudés dans la rage et dans la tendresse, dans l’improvisation et l’anarchie, dans la fureur de vivre et les vibrations, dans l’amour de Rachid, bien sûr, provoquant dans le public, un mélange de larmes et de sueur. Taha était un chaman. Et ceux qui lui rendent hommages, avaient emprunté, ce soir-là, ses talents d’exorciste et de guérisseur.
Comme à l’accoutumée, ici, avant les shows du lendemain (Acid Arab, la Louuve…), ce concert d’anthologie a fini en after jusqu’à l’aube, dans le QG du festival, le bar Chez Mehdi, bourré à craquer, comme un clin d’œil au concert mythique du Couscous Clan en 2013 – "une émeute, une insurrection", assurent les chanceux présents –, où 200 personnes s’entassaient dans le troquet, forçant Rodolphe Burger à passer par la fenêtre pour jouer avec son propre groupe. Et forcément, le 20 octobre 2023, la soirée battait son plein. "On célèbre Rachid, non ? On ne pouvait pas ne pas faire une grosse fête !", s’exclame Mehdi Haddab. "Je suis sûr qu’il nous regarde de là-haut, et qu’il enrage qu’on la fasse sans lui", se marre Sofiane. Et si l’on tend un peu l’oreille, peut-être qu’on perçoit, quelque part, le rire de Rachid. Et sa "joie transcendante", sa flamme, qui nous contamine.
Site officiel de C'est dans la Vallée / Facebook / Instagram