Ali Farka Touré

Avec Savane, un album en forme de testament, Ali Farka Touré, décédé le 7 mars dernier, transmet la richesse du patrimoine musical du nord Mali en même temps que celle de son expérience. Nick Gold, directeur du label World Circuit, "fils", ami et producteur d’Ali pendant plusieurs décennies  raconte cette ultime collaboration comme la plus aboutie. Interview.

Précieux héritage

Avec Savane, un album en forme de testament, Ali Farka Touré, décédé le 7 mars dernier, transmet la richesse du patrimoine musical du nord Mali en même temps que celle de son expérience. Nick Gold, directeur du label World Circuit, "fils", ami et producteur d’Ali pendant plusieurs décennies  raconte cette ultime collaboration comme la plus aboutie. Interview.

Comment avez vous travaillé avec Ali sur ce projet, et dans quelles conditions avez vous enregistré ?
A ce moment là, Ali passait beaucoup de temps à Niafunké à cultiver. Il n’avait pas fait de concert international depuis 5 ou 6 ans, parce qu’il pensait que s’il ne s’investissait pas à 100% dans ce qu’il faisait, mieux valait ne pas jouer. Mais il y a environ deux ans et demi, Ali m’a envoyé des démos, deux disques de musique très traditionnelle, très brute, et merveilleuse, avec simplement de la guitare, des ngoni (luth traditionnel ndr), et un peu de percussions. Comme Ali ne m’avait jamais envoyé de démos, j’ai compris que cela signifiait qu’il voulait enregistrer. Au téléphone, il m’a dit que beaucoup de musiciens étaient passés le voir à Niafunké et avaient joué avec lui de la musique traditionnelle fulani ou songhai, qu’il se rendait compte que cette musique n’était pas connue au Mali, excepté au Nord. Il avait peur qu’elle soit perdue s’il ne la préservait pas en l’exposant au reste du Mali et du monde.  Nous sommes donc allés à Bamako, avons enregisté une première fois trois jours avec simplement Ali au chant et à la guitare, et deux joueurs de ngoni. Nous avons posé quelques voix, des percussions, puis sommes allés enregistrer à l’hôtel Mandé, là où l’album In the Heart of the Moon, avec Toumani Diabate avait été enregistré, ainsi que l’album de Toumani avec le Symmetric Orchestra. Nous avons ensuite finalisé cela avec des joueurs de ngoni venus du nord du pays. Mais Ali était beaucoup plus impliqué qu’à l’ordinaire dans le projet. Il était plus ouvert aux suggestions, il voulait quelque chose de plus complet, je pense.

Savait-il qu’il était malade à ce moment-là ?
La motivation première était de préserver cette musique, mais petit à petit, il a pris conscience de sa maladie. Il chantait avec plus d’intensité, il a mis plus de lui-même dans le projet. Je ne l’avait jamais vu chanter si profondément, excepté à quelques concerts, ou parfois à la maison. C’est en quelque sorte ses dernières volontés.

Dans cet album, on sent qu’Ali a voulu emmener sa musique le plus loin possible dans la rencontre entre les rythmes traditionnels du nord Mali et le blues américain...
C’est assez amusant car Ali était persuadé d’enregistrer son album le plus traditionnel, mais il apparait à beaucoup comme le plus bluesy. Beaucoup des titres sont pourtant adaptés du répertoire peul et songhai, ce sont des morceaux qui ont des centaines d’années ! Mais dans les paroles, Ali a mis beaucoup de son expérience.  De plus, nous avons essayé beaucoup de choses –ici un peu d’harmonica, là un peu de saxophone, et ces choses ont très bien fonctionné, très naturellement. C’est peut être en allant si loin dans la tradition qu’il rejoint le blues...

On sent une réelle sagesse dans cet album, la musique d’Ali est chargée de toute son expérience humaine et musicale…
Complètement d’accord. Un jeune homme n’aurait jamais pu faire ce disque. Rien n’est fait trop vite, chaque chose est faite au bon rythme, au bon tempo. Seul un homme qui a vécu sa musique comme Ali pouvait faire un tel disque.

L’ensemble de l’album parle au corps autant qu’à l’âme, aux hommes autant qu’aux esprits, ce disque vous semble-t-il spécialement spirituel ?
Oui, deux chansons d’ailleurs font vraiment partie de ce qu’Ali appelait la musique vaudou. Ce sont des chansons du culte Ghimbala, dans lequel Ali était très impliqué. En temps normal, il ne chantait jamais ces chansons. Lorsqu’il a commencé à chanter le morceau Banga, les musiciens se sont tous tus. Lui disait "je m’en fous"...

Pourtant il était très attaché au respect aux secrets du Ghimbala et des génies du fleuve...
Je pense qu’à la fin de sa vie, il était beaucoup plus à l’aise sur beaucoup de points. Il n’avait plus peur. Tant qu’il jouait avec conviction, c’était bon. Il était plus libre. Vous savez, à part la toute fin où il souffrait beaucoup, il est resté très fort, fidèle à lui-même, à l’aise avec lui-même. 100% Ali jusqu’à la fin.

Vous avez collaboré pendant plusieurs décennies avec Ali, avec cet album vous avez eu  le sentiment d’être allés plus loin ?
Quelques semaines avant de partir, il m’a demandé de modifier un titre. Il s’est investi sur la totalité du processus de création et écoutait avec beaucoup d’intensité cet enregistrement. C’était vraiment complètement différent que tout ce qu’on avait pu faire auparavant. Avec ce projet-là, on s’est déplacé dans d’autres sphères, beaucoup plus hautes...

Ali Farka Touré Savane (World circuit) 2006