Pierre Akendengué

Alors que le vieux routier de la musique gabonaise se prépare à une tournée des Centres Culturels Français en Afrique, revenons sur son petit dernier, Obakadences. Un album haut en couleurs sur lequel il demeure fidèle au panafricanisme des grands jours et se montre plus que jamais pourfendeur des tares de ce monde. Le musicien y prône un syncrétisme musical des plus inspirés, avec un fort penchant pour les sonorités du monde noir. Entretien.

Un album et une tournée africaine

Alors que le vieux routier de la musique gabonaise se prépare à une tournée des Centres Culturels Français en Afrique, revenons sur son petit dernier, Obakadences. Un album haut en couleurs sur lequel il demeure fidèle au panafricanisme des grands jours et se montre plus que jamais pourfendeur des tares de ce monde. Le musicien y prône un syncrétisme musical des plus inspirés, avec un fort penchant pour les sonorités du monde noir. Entretien.

Obakadences sonne comme un concept. Que signifie ce titre?
L'Obaka chez moi est un instrument de musique. Il s'agit d'une tringle en bois sur laquelle on tape à l'aide de deux baguettes. Et cet instrument a pour rôle de relier deux ou plusieurs tambours, donc d'harmoniser. Très souvent, on fait attention aux tambours et surtout aux solistes. Mais on ne fait pas attention à ce petit instrument qui sert de trait d'union. J'ai donc voulu le valoriser à travers ce disque. En même temps, il s'agit ici d'une analogie. L'obaka correspond à ce que je fais en musique. Depuis le départ, mon souhait en tant qu'artiste est d'unir les uns et les autres. J'ai toujours écrit des chansons en faveur de l'unité africaine et en faveur aussi du dialogue permanent des cultures, seul moyen selon moi de tendre vers l'universel.

La chanson comme "lieu du message" en quelque sorte ?
Tout artiste rêve de communier avec le monde. Or communier souvent, c'est tendre la voix, qui est le premier instrument à disposition des êtres humains, vers l'autre. Car celle-ci permet de relier et de rapprocher les êtres. C'est d'ailleurs pour cela que la parole est essentielle pour nous Africains. Elle fait le village, elle fonde les échanges et prend naissance dans le corps comme un enfant… Mais ce sont des choses essentielles que l'on oublie parfois, comme on oublie le rôle de l'obaka, cette petite tringle en bois qui unit les tambours. Chanter, c'est porter la parole qui unit et qui nous rend plus humain. C'est un composant indispensable à la vie de la communauté.

Cet album mêle des rythmes contemporains telle la rumba à des traditions plus anciennes ?
Oui, je dirais c'est un voyage à travers toutes les Afrique. A travers le monde musical négro-africain. Le maître mot là aussi reste cette notion de trait d'union entre les générations. D'une chanson à l'autre, il y a des réminiscences, des clins d'œil et des rappels.

Vous renouez avec le Pierre panafricaniste ?
Cela fait partie de moi. Je suis un panafricain convaincu. Je pense et je ne suis pas le seul à le penser que l'Afrique ou les Afrique ne s'en sortiront que dans l'intégration. Chacun d'entre nous doit y contribuer à son niveau. Moi, je fais des chansons et je ne me lasserai jamais d'en appeler à cette intégration.

Vous n'êtes pas frustré parfois de chanter une Afrique qui s'enfonce sans cesse ?
Si. La frustration est là. Mais que voulez-vous ? Un artiste passe son temps à observer les mouvements de nos sociétés. Dans ce qu'il observe, il y a du bonheur et du malheur. Des moments de joie et des atrocités. Du plaisir et de l'injustice. Et son rôle est de proposer un rêve pour corriger le monde. Un rêve de beauté, de liberté et d 'égalité, en espérant que ce rêve puisse se traduire dans des actes. Maintenant, il y a les décideurs, qui sont souvent les hommes politiques. Je dis "souvent", parce qu'il n'y a pas que les hommes politiques. Il y a nous aussi, la société civile comme on dit. Mais au premier plan, se situent les hommes politiques. L'artiste ne fait qu'inciter au rêve, à eux de lui donner un sens pratique. Il appartient aux hommes politiques de rendre les rêves concrets pour leurs peuples. En ce qui me concerne, je fais mon devoir. Je continue à rappeler à nos dirigeants qu'ils doivent avoir de grands desseins pour nous. Je contribue ainsi à réhabiliter le rêve.

Cela fait tellement longtemps que vous chantez le rêve d'une Afrique meilleure sans être entendu. Il n'y a pas que l'Afrique meurtrie qui vous inspire d'ailleurs ?
Je ne peux pas juger de la portée de mon message. Mais cela ne devrait pas m'empêcher de défendre certaines valeurs, quitte à prêcher dans le désert. L'artiste a une responsabilité par rapport au corps social. Moi j'assume la mienne. Une des valeurs que je défends touche par exemple au principe de la différence. Par exemple la mondialisation représente la culture dominante. Il n'y a pas d'espace pour la découverte de l'autre alors que la différence est une richesse.
Donc je dis qu'il faut continuer de prêcher parce que c'est essentiel à la survie de l'espèce humaine. Le rêve d'une Afrique meilleure fait aussi partie de cette différence qui doit fonder les relations entre les hommes sur cette terre. La mondialisation est une économie de guerre : prendre la place de l'autre. Faut-il se taire pour autant, en laissant les plus forts imposer leurs manières de voir les choses ? Je dis non! Il faut que les faibles s'allient pour rendre le monde plus humain.

Une Afrique souvent désunie comme dans le titre Lambaiya ?
Lambaiya est le petit nom de Lambarena où a vécu le Dr Schweitzer dans le Moyen-Ogooué1. Cette chanson est autobiographique. Elle rend hommage à un petit frère de ma mère qui vivait dans cette région. Cet oncle avait ramené une guitare de la guerre d'Indochine avec laquelle il nous apprenait l'Afrique des livres, ma mère et moi quand nous allions le voir. Il m'a d'ailleurs légué cette guitare à sa mort. C'était un lettré. Et dans cette Afrique des livres, le continent était immensément riche. Riche de sa population, ainsi que de ses cultures. Des cultures qui ne sont pas, contrairement à ce que les gens pensent, des sources d'opposition. La fin de la chanson rejoint et renforce en fait son idée, en affirmant que l'Afrique n'est pas pauvre mais simplement désunie. J'en appelle à nouveau à l'unité de cette Afrique.

Sur Bonne Modernité, vous vous attaquez à plusieurs thèmes à la fois, aussi actuels les uns que les autres. Pour n'en retenir qu'un seul, je citerais celui de la bouffe transgénique

L'évolution de la science est une très bonne chose. Mais en même temps, il y a les effets secondaires. La chanson parle de "manger sans savoir ce qu'il y a dans son assiette". Nous sommes à l'époque du cellophane. Les gens ne se posent pas de questions la plupart du temps sur ce qu'ils mangent. On se sert au supermarché, on met le tout dans son assiette. Mais on ne sait pas ce que c'est finalement et les effets indésirables sont toujours là. Les petites diarrhées, les petites obésités, les accidents cardio-vasculaires… Au bout du compte, il y a les erreurs de diagnostics qui arrivent. C'est la raison pour laquelle mon médecin dans la chanson, je l'appelle Tatonard. Car il tâtonne, il ne sait même où il met les pieds, lorsqu'il s'occupe d'un patient.

Il y aussi ce titre très spirituel, qui mime le dialogue entre vous et Dieu, avec un certain humour…
Nzambe est une chanson à certains égards irrévérencieuse. C'est vrai que j'ai imaginé une sorte de conversation avec le Seigneur, Père de l'Humanité. Je lui dit qu'au fond je suis coupable de tout ce qui m'arrive. La première fois que je me suis trompé, c'était parce que j'étais enfant. Je ne maîtrisais pas le savoir du monde. Un peu plus tard, je me suis trompé, mais simplement parce que le démon m'habitait. La fois suivante, c'est parce la vanité des hommes m'a rendu aveugle. Enfin, je me suis trompé une nouvelle fois, mais parce que la vieillesse m'atteint. Et que la vieillesse est la mère de l'oubli. Ceci étant, je lui rappelle que si je suis devenu ce que je suis, c'est quand même à cause de lui. Donc il ne peut pas me rejeter.
En écrivant cette chanson, je fais beaucoup référence au contexte socioculturel d'où je viens, qui veut que tous les Africains soient croyants d'une manière ou d'une autre. Chacun d'entre nous a une relation avec le monde du surnaturel (l'animisme) et avec Dieu (in fine). Et cette préoccupation m'habite en permanence, parce que je vis au Gabon dans un environnement très spirituel. Donc il n'y pas que le combat pour la libération de l'Homme ou la quête de la liberté qui nourrissent mes textes. Il y aussi ce besoin d'éthique et de valeurs spirituelles pour ré-humaniser le monde. Il faut réhabiliter la spiritualité, et non pas se laisser gagner par marchandisation des esprits.

Vos chansons sont proches du conte. Le propos en ressort plus valorisé d'une certaine manière ?
Ça c'est parce que j'ai été en partie élevé dans l'Afrique ancienne. Dans la tradition, l'éducation passait par l'oreille. L'oreille prenait le pas sur l'œil, parce que la parole était au centre. Et les premiers enseignements de base, l'essentiel pour ainsi dire, passe par la parole. Or cette parole use aussi de la force du conte. C'est fondamental. Si vous prenez l'exemple de Eusope, ce poète noir émigré ou né en esclavage en Grèce, vous le verrez bien. Il utilisait l'analogie dans ses fables, en mettant en scène les animaux et en les faisant parler, en leur attribuant des rôles anthropomorphiques, des rôles humains en quelque sorte. La Fontaine pour ses fables s'est inspiré de Eusope. Or Eusope n'a fait que retraduire l'esprit africain qui met la parole au centre. Le fait d'avoir grandi dans l'Afrique traditionnelle, m'a permis d'acquérir ce trait de culture. Et je reprends dans mes chansons la même démarche d'écriture de la pensée. J'essaie de mettre en forme mes états d'âme et mes émotions, en recourant à cette tradition de la parole au centre. ¹Région du Gabon. (cf. aussi l'album Lambarena, consacré au Dr Schweitzer par Akendengué, Gubitsch et Hugues de Courson chez Celluloïd/Mélodie en 1994).

Pierre Akendengué Obakadences (Celluloïd-Mélodie) 2002