Sound-klash en Guadeloupe

En Guadeloupe, la jeune génération biberonnée aux hip hop américain et dancehall jamaïcain invente une formule originale, à base de leur identité originelle. Ce retour aux sources du tambour gwo ka annonce de puissants lendemains. Reportage.

Retour aux sources du tambour gwo ka pour la jeune génération

En Guadeloupe, la jeune génération biberonnée aux hip hop américain et dancehall jamaïcain invente une formule originale, à base de leur identité originelle. Ce retour aux sources du tambour gwo ka annonce de puissants lendemains. Reportage.

Au début 2004, Admiral T mettait le feu au Zénith de Paris, tant et si fort que Sean Paul, superstar mondiale du ragga, exigea que l’on rallume les lumières et coupe le son, histoire de calmer les esprits "chauffés à blanc". Le Guadeloupéen remettait les pendules à la bonne heure, démontrant qu’il ne sert à rien de chercher de ressembler à l’original. Non, lui s’appuie sur les riddims "pays", ceux enracinés dans les tambours gwo ka. "Leur dance-hall doit se nourrir de notre musique, qui est la leur". François Ladrezeau, tambour majeur et leader du collectif Akiyo, le confirme quelques mois plus tard, de retour d’un concert en Jamaïque avec Admiral T. A l’entendre, "c’était la fièvre". A écouter la version où il booste la cadence du tellurique Gwadada, on veut bien le croire sur paroles. Sorti voici deux ans, ce titre montrait la voie à suivre pour toute une génération.

Les rencontres de Dub’n’ka

"Le devenir du hip hop et du dance-hall guadeloupéen, c’est le ka. Sinon, on restera des copies tropicalisées des Etats-Unis!" Pour Star Jee, dans le hip hop depuis la fin des années 80, cela ne fait aucun doute. "Avec l’âge, on s’est affranchis du style US, pour retrouver nos racines, ce qui fonde notre différence". Il appelle cela Kako, un mix de toumblak, l’un des sept rythmes traditionnels, "celui qui rend fou", avec le phrasé hip hop. "J’en suisfanatique!" Star Jee est l’un des ceux qui sont impliqués dans Dub’N’Ka, un projet qui consiste à croiser vétérans de la musique traditionnelle et jeune garde branchée samples. "L’expérience Dub’n’ka m’a permis de pénétrer à l’intérieur d’un monde dont je ne voyais que les contours. J’ai vite pu déceler de vraies similitudes entre nous et eux: l’imprécation rythmique, l’utilisation décalée de la voix sur le rythme, l’esprit du sound-clash, l’esprit freestyle…" Et d’ajouter: "Le boulagyel (tambour de gorges, ndlr), c’est le beat box. Le sauvé-vayan (danse en lewoz, nda), c’est le up-rock du hip hop". Depuis, il prend des cours de ka avec François Ladrezeau et va rapper sur le prochain album de l’historique Ti Seles… "Nous récupérons dans les collections des anciens des vinyles et 45 Tours, pour les mixer." Il joue ainsi le fameux Ouelele du pianiste Marius Cultier. Un autre commence avec un sample en hommage au guitariste Gérard Lockel, le père du gwo ka moden.

Des duos de choc

Dans son bar de Chemin-Neuf, à Carénages, le quartier chaud aux allures de ghetto, Joby Bourguignon revient sur l’expérience Dub’N’Ka dont il est à l’initiative avec Michel Halley. "Le projet est né d’un constat: les jeunes voulaient revenir à leur musique, mais pour des problèmes générationnels, avaient du mal dialoguer avec les vieux, qui sont les gardiens de cette mémoire. D’où l’idée de créer un événement en multipliant les duos, entre dance-hall et gwo ka.”Le toast de Ti Wony se marie avec le poète Jomimi, le dance hall stylee d’Admiral T avec le maîtres es percussions Jean-Pierre Coquerel, le hip hop plein d’humour de Riddla avec le vétéran Esnard Bwa Dur, ou encore Gwada Nostra avec René Geoffroy,… Voilà pour l’enjeu, quant aux règles du jeu, elles sont pour tous les mêmes: "Il s’agit de reprendre un classique du répertoire, un thème du parrain et une création originale à base de tambours". Tout a commencé par un premier concert en août 2003, au centre des Arts de Pointe-à-Pitre. Plus qu’un succès d’estime, la réussite est telle qu’elle prouve que cela valait le coup, même si Joby reconnaît s’être "sérieusement" endetté. Ils remettent ça en novembre, à l’Archipel, à Basse-Terre. A chaque fois, ils enregistrent et filment. Prochaine étape: un album et DVD sortiront cet automne, coproduit par RF

Sur Dub’n’ka, Star Jee est associé à son fidèle DJ Exxos pour une rencontre avec Griv’la. Exxos vient de finir un album baptisé Pass DiRhum Riddim, dont le slogan est: “Quand l’originalité coule à flow”. On y retrouve tous ceux qui comptent sur cette scène des plus actives. A commencer par la figure de proue Admiral T, qui a signé dans le même temps Mozaïk Kréyol. Là encore, un titre suffisamment explicite. D’ailleurs, selon Michel Halley, l’autre moitié du projet Dub’N’ka, éducateur spécialisé depuis 5 ans et surtout l’un des fondateurs d’Akiyo dès 1977. "Franchement, ce phénomène existait déjà en latence. Nous avons juste formalisé cette idée pour la faire jaillir en live". Et – qui sait – rejaillir sur une jeunesse atone, assommée par la télévision par satellite et les supermarchés qui fleurissent en périphérie de Pointe-à-Pitre. "Il y a aussi une dimension socio-culturelle. Et ça fonctionne dans les deux sens…Les anciens apprennent à maîtriser la scène au contact de jeunes, qui sont paradoxalement plus pro". Joby appréhendait la réaction du milieu ka, réputé guère facile d’accès. Le très rigoureux Fritz Naffer qui dirige entre autres l’ensemble Kabann, se félicite de ce mouvement de retour aux sources. "Le gwo ka est de nouveau admis lors des fêtes, mais surtout les jeunes qui font du rap et du reggae reviennent désormais à cette source. Ils prennent les mélodies, et le sentiment. On en voit même souvent dans les lewoz. Ils dansent et participent. Du coup, ils nous invitent aussi…

Deux musiques de rébellion

Il n’est pas fier de dire que le septuagénaire René Perrin, MC à l’ancienne, casquette vissée, regard habité et mots bien tombés, est surnommé "papy" par les jeunes des cités des Abîmes, dans les faubourgs de Pointe-à-Pitre… Pour Klod Kiavué, leader du projet Wopso et tambouyé dans la droite lignée du séminal Vélo, "une fois les préjugés générationnels dépassés, la connexion est naturelle. Ce qui est puissant, c’est la diversité des duos qui fonctionnent! Le gwo ka et le ragga, ce sont deux musiques de rébellion. De toute façon, les jeunes ne peuvent pas faire la même musique que les marrons, mais le message reste le même…" Ce sont aussi deux sound systems où la danse est indispensable. "Cela dynamise les vieux. J’ai même vu Esnard Bwa Dur danser!" s’amuse Ladrezeau, dont le mouvement Akiyo reste surtout l’emblème d’une conscience vive de ses racines. C’est ainsi qu’il joue chaque samedi dans les rues de Pointe-à-Pitre: "Ça me permet de sentir le malaise de la société guadeloupéenne qui passe devant moi". Pour lui comme pour les autres, l’air du temps a changé, et l’heure n’est plus à parquer le ka comme l’expression des seuls indépendantistes. Bannie des ondes jusque dans les années 70, "comme aujourd’hui le dance-hall et le hip hop" note un cadet. "C’est juste notre identité, que l’on nous a trop longtemps cachée".

Jacques Denis