Legrand Nougaro

Orfèvre du jazz comme de la chanson française, Michel Legrand revient sur un des plus beaux épisodes de leurs épousailles, en reprenant quinze chansons écrites avec Claude Nougaro.

Un disque de reprises des chansons du Toulousain

Orfèvre du jazz comme de la chanson française, Michel Legrand revient sur un des plus beaux épisodes de leurs épousailles, en reprenant quinze chansons écrites avec Claude Nougaro.

"Un disque sublime, à hurler à la mort", nous promettait Michel Legrand l’été dernier, lorsque nous l’avions vu à propos de l’anthologie de ses musiques de films qu’il venait de publier. Il vient de sortir Legrand Nougaro, l’album annoncé, qui revient sur la courte mais décisive collaboration de deux monstres sacrés de la musique populaire française : le compositeur, chanteur et chef d’orchestre interprète lui-même des chansons qu’il écrivit il y a plus de quarante ans, lorsque le poète et chanteur toulousain prit son envol.

 

 A l’époque, la pochette du disque annonçait : "Aucun des arrangements n’étant écrit à l’avance, l’improvisation a joué à 100%". C’est le premier 33 tours 25 cm de Claude Nougaro et il est clair que ce n’est pas un orchestre de variétés dirigé par un arrangeur blasé qui a enregistré Les Don Juan, Le Cinéma ou Le Rouge et le noir. En cette année 1962 qui voit triompher les yéyés, ce disque est aux couleurs du jazz, et du jazz uniquement. Aux commandes, Michel Legrand, bardé de prix de Conservatoire, compte depuis quelques années parmi les arrangeurs les plus novateurs de la maison Philips. Pour elle, il a donné des couleurs fortes à des chansons de Henri Salvador ou Juliette Gréco, tout en rénovant complètement l’environnement de Maurice Chevalier qui en a fait son directeur musical. Il a aussi fréquenté les meilleurs jazzmen américains et enregistré des disques qui comptent parmi les plus gros succès de la musique instrumentale de l’époque, à commencer par I Love Paris, en 1954, visite jazz de grands classiques de la chanson française, ou Legrand Jazz, en 1958, un des rares albums qui jamais ne quittera le catalogue Blue Note.

Un swing neuf aux mots de Nougaro

En studio, Legrand s’est installé au piano, a réuni quelques instrumentistes émérites (dont, à l’orgue, Eddy Louiss, qui restera longtemps un compagnon de Nougaro) et a travaillé avec le chanteur comme avec un instrumentiste de be-bop. Les compositions sont de Michel Legrand (qui a aussi arrangé Une petite fille et Le Jazz et la Java, deux chansons sur des musiques de Jacques Datin, la seconde étant inspirée de Haydn) et donnent un swing neuf aux mots du chanteur, qui jusqu’alors ne parvient pas à prendre son envol et à s’arracher à l’audience limitée des cabarets. L’enregistrement pose les bases de l’art de Nougaro et, très vite, de son succès : un rythme neuf pour la langue française, une énergie tendue non vers la vaste note du bel canto mais vers une pulsion musclée, physique, jouissive.

En reprenant, presque deux ans après la mort de Nougaro, ces chansons anciennes, Michel Legrand en apporte une vision forcément différente de l’original. S’il reprend quelques-unes des chansons les plus évidentes de leur répertoire en collaboration (comme Le Cinéma et Les Don Juan), il chante surtout des faces B et fouille dans les archives, comme avec Alcatraz, que n’enregistra pas Nougaro, ou Mon dernier concert, texte inédit que lui a confié par Hélène, la veuve du chanteur – "J’aimerais que ma voix/Un enfant l’écoute/Pour la première fois/Qu’il dise à son père/En rentrant chez lui/Ce que je veux faire/C’est chanter aussi". En outre, Legrand a sacrifié à la pratique très contemporaine du "duo virtuel" en reprenant la voix de Nougaro sur les enregistrements originaux de 1962 du Rouge et le Noir et des Don Juan.

Entre France et Amérique

 

    Si l’on compare les versions l’une à l’autre, on entend à la fois une autre France et une autre Amérique : un peu plus de music-hall et de Hollywood chez Legrand, un peu plus de cabaret et de Harlem chez Nougaro, la main sur le cœur et la ferveur mélodique chez Legrand, des claquements de doigts et la passion du rythme chez Nougaro... Il y a quelque chose de plus moelleux, de plus léger, de plus soyeux dans le chant de Michel Legrand. Si chez Nougaro le jazz est une boxe, une bataille, un athlétisme, c’est chez Legrand une manière de gambader, de butiner, de s’envoler. L’un est taurillon, l’autre papillon. L’un se rêve en Louis Armstrong, l’autre se fantasmerait peut-être en Nat King Cole. Avec ces nouvelles versions, les chansons y perdent en angles mais y gagnent en boucles de rubans, en virevoltes tressées de fleurs.

Curieusement, cette manière de chanter laisse plus de place au jazz – enfin, au jazz strictement dit, au travail des instrumentistes. Le jeu puissant et imagé de l’immense Ron Carter à la contrebasse, les chassés-croisés virtuoses et limpides de Kenny Werner et Thierry Eliez au piano et à l’orgue Hammond, le jeu serré du très fidèle batteur André Ceccarelli, tout se ligue pour ne pas faire ressembler ce disque à un album de chanson française, mais pour qu’il ne dépare pas du catalogue de Blue Note, le plus prestigieux des labels de jazz.

Michel Legrand Legrand Nougaro (Blue Note-EMI) 2005