Printemps de Bourges (2)

Premier jour, premiers symboles: le Printemps célèbre l'actuelle richesse débordante de la musique en France, entre une visite du Premier Ministre, le triomphe attendu de Louise Attaque et la révélation de Bell Oeil.

Jospin, Louise Attaque, Bell Oeil

Premier jour, premiers symboles: le Printemps célèbre l'actuelle richesse débordante de la musique en France, entre une visite du Premier Ministre, le triomphe attendu de Louise Attaque et la révélation de Bell Oeil.

Le Printemps de Bourges est si habituellement le lieu où les nouvelles tendances s'affirment, où les nouveaux noms se découvrent, que tout y fait facilement, naturellement, symbole. Hier, premier jour du vingt-quatrième Printemps, pouvait se comprendre comme la photographie de la puissance rock française, photographie légendée par le Premier Ministre lui-même - "ces nouvelles formes artistiques que nous ne sommes pas tous prêts à reconnaître, mais qui entraînent la jeunesse."

En général, c'est le ministre de la Culture seul qui fait le voyage annuel dans le plus grand festival français de musiques populaires. Mais Lionel Jospin a tenu à rendre cette visite lui-même dans la ville où il avait accompli il y a quelques dizaines d'années le rituel stage en Préfecture des élèves de l'Ecole Nationale d'Administration. Deux ministres récemment nommés l'accompagnaient qui, pour l'anecdote, avaient eux aussi été stagiaires de l'ENA à la préfecture du Cher: Catherine Tasca, ministre de la Culture, et Michel Sapin, ministre de la Fonction publique.
Et la traditionnelle visite de concert en concert l'a conduit de Mon Cher Monsieur, duo alsacien sélectionné dans les "découvertes" du Printemps (des "pastoureaux strasbourgeois" selon l'expression du Premier Ministre), à Skull, furieux groupe de rock fusion assourdissant. "La musique n'est pas que douceur. Un deuxième groupe un peu plus grunge m'en a fait comprendre la diversité", devait dire Lionel Jospin.

C'est justement la diversité des idiomes rock français qui se célébrait hier, une fois évacué le melting-pot hispano-latin de Flor del Fango, qui ouvrait la soirée sous le chapiteau de l'Igloo (4000 places) avec flamenco pop, rumba consensuelle et costumes d'une élégante fantaisie, certainement plus proches dans les intentions d'une sorte de Compagnie Créole chantant espagnol que d'un cante jondo de stricte facture.
Propulsé sur le devant de la scène par l'album Haïku, Dionysos appartient à cette catégorie de jeunes groupes français qui, contrairement aux générations précédentes, ne se posent plus la question de la validité d'une attitude rock dans notre culture, ne cherchent pas à acclimater des modèles mais pratiquent une voie directe et tranchée. Malgré la mauvaise qualité de la sonorisation qui faisait se diluer la sophistication de certains arrangements et surtout le traitement des voix, Dionysos a démontré une puissance physique étonnante (quoique le chanteur ait la jambe dans le plâtre) avec sa pop bruitiste traversée de plaisanteries (allusions à des émissions enfantines, utilisation de vieux combinés téléphoniques) et habillée d'images mentales surprenantes.

Au sommet de toute hiérarchie actuelle, Louise Attaque, confirmant avec son deuxième album, Comme on a dit, la pertinence de son inspiration comme la ferveur de son public. Presque deux millions d'albums vendus d'un premier disque, ça n'arrive pas par hasard et ça ne se dilue pas dans la nature: Louise (on dit Louise tout court, maintenant) a toujours ce jarret un peu sec, ce geste un peu anguleux qui garantissent de toute tentation de jouer de la variété. Mais la clarté des textes, la solide énergie des rythmiques, la verdeur des instrumentations sont des atouts immenses. Et Louise se montre peut-être le meilleur groupe de scène en France actuellement, avec Zebda: même capacité à enflammer une salle de toute capacité (hier ce chapiteau à Bourges, la semaine dernière la Cigale à Paris), même adhésion instinctive du public, même choeurs spontanés et massifs d'un bout à l'autre de certaines chansons...
Tubes du premier album, nouvelles chansons déjà connues par coeur par le public, reprise de Hbibi Diali (d'ailleurs, pensent-ils jouer d'abord un classique de la musique populaire algérienne ou surtout un single historique de la Mano Negra?), échappées instrumentales d'une téméraire liberté, sensations félines, rude charisme de Gaëtan Roussel: Louise Attaque ressemble à ces athlètes magnifiquement entraînés que l'exploit n'inquiète plus, et qui savent gagner chaque course sans songer à offenser quiconque d'un nouveau record.

Et pendant ce triomphe au large, cette victoire à grandes guides, un autre succès confirmait tous les discours souriants sur la diversité et la richesse des musiques actuelles en France, avec le superbe concert de Bell Œil, "découverte" venu des Pays-de-la-Loire, à la Maison de la Culture. Précédé l'hiver dernier d'un disque autoproduit aux qualités surprenantes (et maintenant distribué en France par Pias), Bell Oeil chante sur scène des calvaires, des blessures, de fols espoirs et des gestes fous. Pour le portrait, c'est un peu Tachan, beaucoup Brel, le rock noir anglo-saxon (Nick Cave, Patti Smith) et la complainte parigote, pieds nus sur scène et torse nu sous sa veste, disant après la dernière chanson "merci les gens" avec une humilité de grand blessé. Interprète poignant, parfois aussi comédien que chanteur, il pourrait figurer une sorte de descendance souffrante des Têtes Raides. Et, bien entouré par des musiciens au caractère tranché, il devrait être, avec sa tournée qui s'annonce, une des sensations les plus passionnantes de l'année.

Bertrand DICALE